La guerre des rats(1999)
femme. Tania, tu restes cinq minutes et tu reviens attendre ici, d’accord ? Promets.
Elle suivit des yeux les dos des soldats qui s’éloignaient d’un pas nonchalant, souhaita que ses deux amis ressortent de la même humeur.
— Oui, Ilioucha. Bien sûr.
Tchekov mena Shaïkine et Tania au coin de la maison, d’où ils découvrirent, à une dizaine de mètres, les restes des fondations d’une construction détruite. Un carré de parpaings brisés dépassait de la neige comme le dos hérissé de pointes d’une bête qui se lève. D’autres briques marquaient les endroits où s’élevaient auparavant les murs intérieurs. Derrière gisaient les vestiges noircis d’une maison en bois rose.
Une double porte de cave inclinée se détachait du sol, légèrement au-dessus de la neige. Ses battants étaient vert pastel, avec des poignées métalliques bleu ciel. Shaïkine ouvrit l’un d’eux et Tania, plongeant le regard dans l’obscurité, eut l’impression de pénétrer dans une grotte sous-marine emplie d’une eau trouble.
Elle descendit derrière Tchekov une courte volée de marches. Lorsque Shaïkine referma le battant au-dessus de leurs têtes, elle prit conscience d’une odeur âcre et proche d’humanité mêlée à des relents de pétrole.
Tania demeura derrière Tchekov ; Shaïkine s’avança devant elle. Cachée par ses deux amis, elle croisa les bras et attendit d’être présentée ou découverte.
— Anatoli Petrovitch, fit une voix de gorge féminine.
Tania ne pouvait voir sa propriétaire. La voix était pleine d’énergie, non pas fatiguée comme Tania s’attendait à ce qu’une prostituée le soit à la fin de sa journée.
— Attends, je sais ce qui te plaît.
Tania regarda pardessus les épaules de ses amis. La pièce, carrée, ne faisait pas plus de cinq mètres de long sur cinq de large. Le plafond était constitué des poutres et du plancher de la maison qui occupait naguère cet endroit. Les murs de béton avaient été passés à la chaux. Dans la lumière ambrée et les ombres profondes projetées par la lampe, elle ne remarqua ni toiles d’araignée ni poussière dans les coins. Au moins, ces femmes sont de bonnes ménagères, pensa-t-elle.
Un gramophone se mit en marche dans un crachotement. Des trompettes et des bois attaquèrent une introduction qui promettait un air plein d’entrain. Tania baissa les yeux vers les hanches de Tchekov. Le petit lièvre claquait des doigts en oscillant au rythme de la chanson, un tango. Pardessus la musique, la voix basse demanda :
— C’est qui, tes amis, Anatolouchka ?
Toujours en rythme, Tchekov donna un coup de hanche à Shaïkine, qui fit un pas de côté, les mains enfoncées dans les poches de son manteau.
— Celui-là, c’est Ilya Alexeyevitch Shaïkine.
Shaïkine se redressa et Tania découvrit les deux femmes. Elles étaient installées sur un matelas posé à même le sol de béton. L’une d’elles, une brune au visage doux et rond, avait des formes amples. Elle portait une jupe et une blouse de lin blanc qui semblaient être des sous-vêtements. Ses jambes et ses bras nus étaient lourds, pas assez cependant pour paraître empâtés, mais dodus et doux. Des plumes de colombe blanche, pensa Tania.
À côté était étendue une blonde maigre au teint terreux, vêtue d’un maillot de corps kaki de l’armée et d’une jupe coupée dans une couverture en laine. Un châle rose à franges enveloppait ses épaules. Elle semblait malade, fragile, avec ses cernes sous les yeux. Les veines de ses bras et de son cou traçaient comme des filets bleus sur du verre dépoli. Tania eut l’impression que la fille allait se briser quand elle sourit aux visiteurs.
Derrière les deux femmes aux pieds nus étaient empilés des coussins pastel. Tania s’avança entre Shaïkine et son compagnon oscillant. Sur le matelas, la brune claqua des mains devant sa bouche.
— Oh ! Seigneur, fit-elle à travers ses doigts. Oh, attendez un peu !
Elle glissa une main sous les coussins, en retira un petit tube de bronze qu’elle fit rouler dans sa main avant de le porter à sa bouche. Ses lèvres se mirent à briller d’un éclat rouge.
— Oh ! attendez que je mette ça. Lààà.
Elle se leva tandis que la blonde fragile continuait à sourire d’un air absent.
— Bonjour, fit la brune rondelette, la bouche écarlate sur la blancheur de sa peau.
Elle tendit la main à Tania, s’avança comme un gros oiseau blanc dans les
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