La guerre des rats(1999)
fit Tania. Alors, allons-y, sinon ce sera ma faute si vous êtes en retard.
Tchekov se leva d’un bond, courut sur près d’un kilomètre, entraînant les deux autres au nord-est du Mamayev Kourgan, de l’autre côté d’un large boulevard, droit dans le labyrinthe des maisons ouvrières, au bord du secteur des usines. Le front n’était qu’à deux cents mètres, mais Tchekov était d’humeur insouciante, comme s’il emmenait ses amis chez lui pour les présenter à sa famille.
Tania évalua le danger qu’ils couraient uniquement pour aller voir les prostituées. Même s’ils étaient derrière leurs lignes, il faisait encore assez clair pour que des tireurs embusqués dans une pièce quelconque des hautes constructions, à l’ouest, les mettent en joue. Le jour déclinant et la rapidité de leur allure limitaient les risques, mais que se passerait-il si le colonel de SS Thorvald regardait en ce moment même dans sa lunette pour chercher une cible ? Couraient-ils assez vite ?
Tchekov s’arrêta au pied d’un mur en pierre grêlé, sourit à Tania et annonça, hors d’haleine :
— On y est presque…
Encore cinquante mètres parmi les bicoques effondrées de la cité ouvrière, et nouvelle halte. Tchekov fit signe à Shaïkine et à Tania de se mettre à l’abri et d’attendre. Il disparut derrière le coin d’une maison en ruine dont la façade de bois montrait encore par endroits des taches jaune pâle et des ornements blancs entre les planches calcinées.
Les ombres longues de la fin d’après-midi découpaient l’avenue enneigée en plaques déchiquetées. Des arbres nus et noircis se dressaient, morts, sur les trottoirs éventrés. Les maisons n’étaient plus que des tas de saletés crachant leur histoire comme des épluchures séchées. Dans ce quartier éteint, la seule étincelle de vie, la seule bougie qui continuait à brûler, était dans les mains de deux prostituées.
En reprenant son souffle, Tania songea aux deux femmes qui attendaient sous les décombres. Elles étaient comme des plantes sauvages perçant les cendres de leurs pousses après un incendie de forêt. La vie est une chose difficile à éteindre, pensa Tania.
Près d’elle, Shaïkine pianotait sur sa jambe.
— Où il est passé ? Il commence à faire noir.
Tania claqua de la langue pour feindre l’impatience et se moquer un peu de lui.
— Me regarde pas comme ça, bougonna-t-il. Tu peux pas comprendre. T’es pas un homme.
— Vous avez tellement l’air idiots en ce moment que ça ne me donne pas du tout envie d’en être un, repartit-elle.
Tchekov revint avec un sourire radieux.
— On est les prochains.
La bouche de Tania s’ouvrit toute grande.
— Les prochains ? fit-elle, donnant à sa voix un sifflement mauvais. Tu veux dire qu’il y a la queue ?
— Bien sûr, répondit Tchekov sans se démonter. Tous les gars du 284 e connaissent ces filles. Mais on a de la chance : il est tellement tard qu’on est les derniers. (Avec un coup d’œil égrillard à Shaïkine, il conclut :) On pourra prendre notre temps.
L’étonnement de Tania se mua en indignation. Tous les soldats du 284 e ? Risquant leur peau simplement pour…
Son irritation retomba aussi vite qu’elle était montée. Elle balaya du regard les ruines de la ville, où le danger menaçait derrière chaque brique, derrière chaque pierre, et se dit : Pourquoi pas ? Un peu de tendresse, même dans les bras d’une putain, est un refuge pour ces hommes. Peut-être le seul répit qui leur reste en dehors d’un verre de vodka.
Tania elle-même connaissait cela. S’étendre, fût-ce pour un moment, dans la chaleur et la douceur, était un havre dans une longue bataille. Elle regarda l’arc écarlate du soleil se coucher derrière la pente du Mamayev Kourgan, où elle avait tué des dizaines d’hommes, où cinquante mille autres étaient tombés.
Shaïkine dit que je ne suis pas un homme, mais il se trompe quand il affirme que je ne comprends pas.
Elle entendit des bruits de pas. Des voix, trop fortes pour le danger qu’elles représentaient, flottèrent dans l’air.
Trois soldats russes tournèrent le coin de la maison en fredonnant. Au passage, l’un d’eux donna une bourrade amicale dans l’épaule de Tchekov. Le dernier ralentit pour regarder Tania, s’inclina théâtralement devant elle, puis rejoignit ses camarades.
— Allons-y, dit Tchekov.
— Une minute, lui enjoignit Shaïkine, qui se tourna vers la jeune
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