La guerre des rats(1999)
grattements du tango.
— Je suis Olga Kopoleva. Mon amie, c’est Irina Gobolinka. Et toi ?
— Première classe Tchernova.
La femme serra la main de Tania, tourna la tête vers la blonde Irina, qui resserra son châle autour d’elle. Olga sourit à la visiteuse, serra sa main plus fermement, comme si elle accueillait un dignitaire. Tania pensa brièvement à Danilov : il devrait rencontrer cette femme.
Délaissant les deux hommes, Olga la fit avancer.
— Assieds-toi, je t’en prie. T’es un soldat ? C’est ton arme ? demanda-t-elle en montrant la mitraillette pendant à l’épaule de la visiteuse.
Tania fit mentalement marche arrière, réservant son jugement pour le moment.
— Bien sûr, répondit-elle. C’est à moi.
Olga se tourna de nouveau vers sa compagne pâle et silencieuse.
— Elle a une mitraillette à elle, c’est une combattante. Tania chérie, tu aimes la musique ? On a d’autres disques.
— Celui-là est très bien.
Irina se décida à parler :
— C’est un tango argentin, on connaît pas le titre. (Elle avait une voix hésitante, qui semblait voleter comme un papillon.) On arrive pas à lire l’étiquette, gloussa-t-elle. C’est en anglais, je crois.
— C’est le disque préféré d’Anatolouchka. Et de la plupart des hommes qui viennent nous voir, reprit Olga. Pourtant, je parie qu’ils savent même pas où se trouve l’Argentine.
Tchekov s’assit à côté de son amie en la présentant fièrement :
— Tania fait partie de notre unité des tireurs d’élite. Elle est l’une des meilleures. Silencieuse comme la nuit. Mortelle comme une femme.
La comparaison plut à Olga.
— Anton, mon salaud ! s’exclamat-elle, lui giflant la cuisse. On est pas des tueuses, quand même…
— Oh si ! affirma Tchekov.
— Arrête ! s’esclaffa Olga.
Tania vit le rouge couler aux coins des lèvres de la prostituée boulotte. Les seins d’Olga oscillèrent lascivement sous sa blouse quand son rire la fit se pencher. Les seins d’une femme sont la seule chose au monde qui bougent comme ça, pensa Tania en les regardant. Même au cœur d’une guerre, ils peuvent inonder de sensualité n’importe quelle pièce. Je l’ai fait. Olga est en train de le faire.
— Tania, t’as zigouillé des nazis ? s’enquit Irina en écarquillant les yeux.
— Oui.
— Combien ?
— Plus de cent. Entre ici et Moscou.
— T’étais à Moscou ? demanda Olga. Pendant la bataille ?
— Non, j’étais dans les environs. Avec les partisans. Nous attaquions les convois allemands.
Tania se retrouvait au centre de la conversation, sous le regard des femmes et des deux hommes. Ce n’était pas ce qu’elle cherchait. Elle était venue simplement pour observer, satisfaire sa curiosité et repartir. Mais le rappel imprévu de son combat dans la Résistance fit émerger dans sa mémoire le souvenir de nombreux sacrifices. Elle se rendit compte qu’ils transparaissaient dans son visage, dans sa voix. Sa peau, soudain plus chaude, était parcourue de frissons causés par les images qui défilaient dans sa tête : ses parents dans leur maison confortable, à qui elle n’avait pas écrit depuis plus d’un an. Ils devaient craindre pour sa sécurité et celle des grands-parents, sans savoir qu’il était trop tard pour avoir peur ; ses amies de Manhattan juchées sur leurs chaussures bicolores, flirtant avec les militaires et achetant des titres d’emprunt de guerre ; le jeune Fedya, mort ; le vieux Youri, mort dans un égout ; tant de membres de sa cellule de partisans, morts dans les champs ; les femmes en pleurs, jeunes ou vieilles, et les enfants, en Biélorussie, en Ukraine, à Moscou, à Leningrad, à Stalingrad.
Elle regarda Irina, la putain enfant, mince et grise comme une toile d’araignée. Elle pensa à sa propre enfance américaine perdue : les voitures et les fêtes, les livres, les discours, son cœur s’emballant pour un bel adolescent, son esprit en quête d’idéaux. L’Amérique lui manqua tellement tout à coup qu’elle en eut un pincement au cœur. La Tania d’avant lui manquait aussi terriblement, au fond d’elle-même, là où brûlait sa haine pour les nazis, qui avaient fait d’elle ce qu’elle était.
Elle tenta de refouler ses souvenirs, mais les fantômes dansaient leur sarabande autour d’elle, comme souvent lorsqu’elle était seule ou, plus récemment, après qu’elle avait fait l’amour avec Zaïtsev. Parfois, quand son corps de femme
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