La guerre des rats(1999)
s’animait dans ses bras, les spectres jaillissaient d’elle comme s’ils sortaient d’une tombe. C’était l’effet que lui faisaient ces prostituées. La sensualité imprégnant leur cave, les seins ballottant d’Olga, la peau souple et blanche d’Irina, le tango argentin : elle les sentait fouiller son corps, déterrer ses souffrances.
Assis à côté d’elle, Tchekov tira de son manteau une bouteille de vodka et la tendit à Olga, qui la pressa contre sa poitrine en roucoulant.
Tchekov leva les yeux vers Shaïkine, qui avait plongé la main dans sa poche lui aussi et faisait le tour du matelas pour s’approcher d’Irina. Il lui tendit quatre plaques de chocolat.
Les affaires avaient commencé. Tania s’aperçut qu’elle n’avait pas de questions, pas de solidarité féminine à explorer. Elle avait perdu sa curiosité pour ces femmes. Elle en savait assez, maintenant. En surface, Olga et Irina étaient des putains, et ce qu’elles étaient plus profondément ne l’intéressait pas.
En voyant les sourires de Shaïkine et Tchekov, Tania dut reconnaître que ces femmes servaient aussi le pays, à leur manière. Parce que les deux tireurs avaient le même air satisfait que les soldats qu’ils avaient croisés dix minutes plus tôt, les jeunes gens quittant la cave pour retourner à leur destin en fredonnant.
Il fallait qu’elle parte. Ces femmes avaient allumé quelque chose dans son corps, un feu dans son cœur et dans ses reins qui l’enfermait de nouveau dans sa chair. Cette chair porteuse de souvenirs, et de trop de peine. Lorsque Shaïkine et Tchekov payèrent les femmes, la laideur du métier de prostituée libéra Tania des images qui la tourmentaient. Abandonnant un cœur qui commençait à s’échauffer, elle se réfugia dans la coquille vide de ses émotions.
Ces deux femmes sont mortes elles aussi, tuées par la guerre, pensa-t-elle. J’ai cela de commun avec elles. Elles sont comme les cadavres que je voyais cet été, quand Grand-Père m’emmenait à l’enterrement d’un de ses malades. Maquillées, elles parlent en chuchotant, et la mort leur va bien. Tania aussi leur ferait un cadeau avant de quitter la cave.
— J’ai quelque chose pour toi, dit-elle à Olga.
— Vraiment ? fit la prostituée, se redressant sur le matelas, nichant la bouteille de vodka entre ses cuisses pour libérer ses mains.
Tania tendit le bras vers la taille de Tchekov, s’empara prestement du Luger allemand glissé sous la ceinture.
— Hé, qu’est-ce que tu fais ? protesta-t-il. Donne-moi ça !
Elle lança le pistolet dans le giron d’Olga. L ‘arme toucha la chair dodue, rebondit sur le matelas et y resta, laide et menaçante parmi les coussins pastel.
La pâle Irina éloigna ses genoux du Luger comme s’il allait la mordre. Olga considéra l’arme en tambourinant des doigts sur la bouteille coincée entre ses cuisses.
— En ce moment, cette cave est sur notre territoire, dit Tania. Demain, votre petit nid pourrait se retrouver derrière les lignes allemandes. (Elle montra l’escalier.) Si un Boche descend ces marches, vous vous servez du pistolet, vous tuez ce salaud. Vous comprenez ? Vous le tuez.
Agitant l’index vers Olga et Irina, elle poursuivit :
— Je me battrai à votre place, les filles, mais vous mourrez comme nous tous. En Russes.
De la poche de son manteau, Tania tira deux barres de chocolat qu’elle lança à Irina d’un revers de main. Puis elle pivota et gravit la première marche, tendit le bras pour soulever le battant bleu ciel.
Échappant à sa main, la porte se souleva d’elle-même. Les dernières lueurs du jour pénétrèrent dans la cave avec le froid. La silhouette du Lièvre se dessina sur l’ouverture.
Il tint la porte ouverte, regarda Tania.
— Vasha ? appela Tchekov, qu’est-ce que tu fous ici ? Ferme la trappe, tu laisses partir la chaleur.
Zaïtsev descendit, rabattit la porte, passa devant Tania et s’approcha du matelas. Il adressa un signe de tête à Shaïkine, qui se tenait près d’Irina ; il lança un regard mauvais à Tchekov en indiquant Tania du menton.
— Intéressante décision, de l’amener ici, Anatoli. C’est elle qui t’a forcé la main ?
Tchekov baissa la tête ; Shaïkine fit signe à Zaïtsev de son pouce dressé.
Le Lièvre ramassa le Luger sur le lit, le tendit à Tania.
— Il est à toi ?
— À moi, fit Tchekov.
— Alors, range-le, ordonna Zaïtsev. (Il se tourna vers l’obscurité enveloppant
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