La guerre des rats(1999)
le goulot.
Zaïtsev écarta la couverture. Tania souleva la bouteille, la reposa. Elle lui lancerait plutôt des mots à la tête.
— Fiche le camp, va baiser quelqu’un d’autre.
Elle croisa les bras, ramena ses jambes contre sa poitrine.
Zaïtsev accrocha sa mitraillette, son casque et sa gourde à un clou, se dirigea vers le coin où elle était assise. Elle se recroquevilla plus encore quand il s’agenouilla devant elle.
— Trouve une autre putain, camarade adjudant. Je n’ai pas envie de sentir l’odeur de ces femmes sur toi.
— Tania…
— Va. Va t’amuser, Vasha.
— Tania, je…
— Tais-toi ! cria-t-elle, tendant de nouveau la main vers le goulot.
Zaïtsev prit la bouteille, l’éloigna. Tania essaya de le transpercer du regard. Elle ne cillait pas. Comment a-t-il osé m’humilier devant Shaïkine et Tchekov ! Me traiter comme un chien qui fait une fugue et à qui il faut remettre sa laisse ! Tu es une femme, Tania, dit-il. Ces deux filles aussi sont des femmes. C’est ainsi qu’il me voit ?
Elle se leva pour prendre sa mitraillette et la vodka, mais la voix du Lièvre l’arrêta :
— Je suis désolé.
Elle lui rit au visage.
— Ne t’excuse pas. Nous sommes libres tous les deux. Nous avons le droit de faire des choix. Eh bien, là, j’en fais un. Je choisis d’aller satisfaire ailleurs mon corps de femme.
Elle vit les épaules de Zaïtsev s’affaisser. Ses bras retombèrent, son visage se décomposa. Très bien, pensa-t-elle. Au moment où je me glace, il fond.
— Tania, fais pas ça.
— Je l’ai déjà fait. Toi aussi.
Il fit un pas vers elle. Zaïtsev le chasseur, pensa-t-elle. Voyons comment il traque et chasse, maintenant. Voyons ce qu’il trouve dans cette grande forêt gelée.
L’air abasourdi, le Lièvre s’assit aux pieds de Tania et, sans lever les yeux, parla d’une voix semblable à la plainte du vent dans les bâtiments vides. En l’écoutant, elle devint plus triste encore que lui.
— Qu’est-ce que je peux dire ? C’est dur pour moi aussi, argua-t-il. Il y a tant de tueries. Mes amis meurent. Ma famille attend en Sibérie. Chaque jour, chaque terrible jour, pas de repos, pas de trêve. Et maintenant, ce… ce Thorvald qui me traque…
Tania s’agenouilla devant lui, posa son fusil et la bouteille sur le sol.
Zaïtsev ne leva pas la tête, mais s’interrompit pour prendre acte de la proximité de la jeune femme. Elle regarda les cheveux courts et épais qui se dressaient vers elle.
— Après ton départ, je suis parti chasser, mais j’ai juste rôdé, je n’arrivais pas à me concentrer. (Il tendit les mains comme pour lui montrer un petit être tendre.) Je t’ai cherché. Il fallait que je te parle. Que je te dise que tu es importante pour moi. C’est grâce à toi que je survis. Te perdre, ce serait retomber dans cet enfer.
Il approcha son visage du sien, clignant les yeux comme s’il contemplait le soleil.
— Maintenant, j’ai l’impression que tu es quelque part où je ne peux pas te suivre.
Il tendit le bras vers les mains posées sur le giron de Tania ; elle les lui laissa prendre. Celles de Zaïtsev étaient chaudes, fermes.
— Tania, pardonne-moi. Je savais pas ce que tu représentais pour moi. Je savais pas ce qui m’a fait te suivre et me conduire comme ça. T’avais raison. Je…
Elle libéra ses mains, ramena de nouveau ses genoux contre sa poitrine, les entoura de ses bras, posa la tête dessus. Les yeux ouverts, elle regarda dans la petite grotte formée par son visage, ses bras et ses genoux. Une larme glissa le long de sa joue. Elle secoua le menton pour la faire tomber sur la terre battue.
Elle le sentit se rapprocher, entendit sa voix près de son front enfoui dans ses bras.
— Maintenant je sais, murmura-t-il.
Il lui prit les cheveux, extirpa sa figure de la grotte. Tania savait que la lampe la trahirait, que la trace de la larme devait luire sur sa peau.
Zaïtsev se pencha au-dessus d’elle, effleura sa joue de ses lèvres, suivit la piste humide de la larme, remonta jusqu’à l’œil.
Elle ferma les yeux ; ses paupières furent parcourues d’un spasme quand la glace, à l’intérieur d’elle-même, se fissura, s’ouvrit. Aussitôt, Tania s’engouffra dans la brèche, s’envola. L’eau dégelée tomba, cascada de ses yeux clos, ruissela sur ses joues, pénétra entre les lèvres de Zaïtsev. Elle s’envola au-dessus d’elle-même, laissant son corps se convulser dans les bras de
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