La guerre des rats(1999)
d’État, la Brasserie —, mais il arrivait parfois qu’un bâtiment prenne une nouvelle identité liée aux exploits de ses défenseurs. C’était notamment le cas de la Maison-en-forme-de-L et de la Vieille Fabrique, dont les noms suscitaient des murmures d’admiration pour les prouesses de leurs gardiens. La plus célèbre de ces forteresses était la Maison de Pavlov, immeuble d’habitation gravement endommagé qui avait officieusement pris le nom d’un indomptable sergent russe. Depuis le 29 septembre, Jacob Pavlov défendait cette ruine avec vingt hommes dans la rue Solitchnaïa, sur le front. Il barrait aux nazis l’accès à la Volga, qui coulait à moins de deux cents mètres derrière lui, et tenait l’endroit depuis si longtemps que ses chefs l’appelaient maintenant « le Propriétaire ».
Au cours des trois derniers jours, Zaïtsev et Viktor avaient reçu des rapports sur une reprise des opérations des tireurs d’élite allemands au sud du Mamayev Kourgan, près du centre. Des unités médicales avaient été prises sous le feu ennemi, alors qu’elles évacuaient les blessés dans les rues entourant la Maison de Pavlov. Deux officiers et un soldat avaient été abattus d’une balle dans le cœur. Une infirmière était morte d’une balle sous le menton, une autre avait été blessée au cou.
Aux yeux de Zaïtsev, il était logique que Thorvald évite le secteur des usines : le simple nombre des morts y aurait masqué son travail. Il aurait caché son odeur qui, pensait-il, attirerait à lui sa proie, Zaïtsev.
À l’aube, Shaïkine s’était porté volontaire avec Morozov pour aller vérifier les rapports faisant état de tireurs embusqués allemands dans le secteur 15.
« Tu peux pas être partout, Vasha, avait fait valoir Shaïkine à la fin de la réunion de la veille dans l’abri. Juste au cas où ce serait notre Professeur qui arrose le coin, je vais aller interroger l’infirmière blessée. Et puis je jetterai un coup d’œil avec Morozov. »
Avant de partir, il avait ajouté en écartant la couverture :
« Oh ! à propos, désolé pour hier. C’est Tchekov et Tania qui m’avaient baratiné. Elle aurait jamais dû aller dans cette cave. Je trouve que t’as été bien.
— Pourquoi t’es désolé, Iliouchka ? Qu’est-ce que ça peut me faire que Tania soit allée là-bas ?
— Vasha, tu veux savoir ce qu’il dit, Tchekov ? avait reparti Shaïkine avec un sourire. « Le camarade Zaïtsev est un tireur d’élite silencieux. Mais comme amoureux, il fait un sacré boucan. »
En retombant derrière lui, la couverture avait étouffé le dernier rire de Shaïkine.
Il gisait maintenant dans un hôpital de campagne où il attendait d’être évacué. Tania était accourue dans l’après-midi pour prévenir le Lièvre. « Vasha ! Morozov est mort, une balle dans la cervelle. Shaïkine est blessé à la gorge. Il a sorti le corps de Morozov de la tranchée, il l’a traîné jusqu’à un endroit où un observateur d’artillerie les a repérés et a envoyé de l’aide. Morozov est à la Lazur avec les autres morts, Shaïkine à l’hôpital du secteur 13, dans un état critique. Il paraît qu’il avait une main plaquée sur son cou, pour empêcher le sang de couler, Vasha. »
— Iliouchka.
Shaïkine ouvrit des yeux suppliants d’animal mutilé.
— Vashinka…
Le diminutif se perdit presque dans l’air qui jaillit de la bouche du blessé, comme s’il avait dû vider complètement ses poumons pour faire passer le nom par le goulet de souffrance de sa gorge.
Zaïtsev baissa les yeux vers son ami, allongé sur une civière posée sur des briques. Il avait le cou enveloppé de gaze propre, du sang séché entre les doigts d’une main.
Shaïkine ferma les yeux. Quand il respirait, sa bouche demeurait ouverte en un cercle douloureux, un petit puits sombre. Zaïtsev fut frappé par le gargouillement qu’il entendit dans le fond de la gorge de son ami.
— Ne parle pas, Iliya, dit-il, posant une main sur le poing ensanglanté. Bouge seulement la tête. C’était Thorvald ?
Shaïkine pressa la main de Zaïtsev, rouvrit les yeux. Oui, fit-il de la tête.
— T’as parlé à l’infirmière blessée ? C’était lui aussi ?
Shaïkine grimaça, non à cause de la douleur, semblait-il, mais d’une pensée qui lui était venue. Il pressa de nouveau la main de Zaïtsev et murmura :
— L’infirmière…
Les borborygmes de sa voix étaient plus poignants pour le
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