La guerre des rats(1999)
Lièvre que la gorge bandée et le visage livide.
— Morte, dit Shaïkine, tordant la bouche.
Il porta la main à son cou pour montrer l’orifice d’entrée de la balle, où le sang suintait maintenant à travers le pansement.
— L’infirmière, là.
Zaïtsev se rappela ce que Tania lui avait dit : deux officiers et un soldat tués d’une balle dans le cœur. Puis les infirmières et Shaïkine, le cou percé comme un poisson au bout d’une gaffe. Morozov tué par une balle à travers sa lunette. Comme Baugderis.
Encore l’odeur, la puanteur de Thorvald. Il tire sur tout ce qui est en vue, même les officiers de santé et les infirmières. Et il le fait avec brio, dans un style bien à lui, pour être sûr que je reconnaisse sa trace.
Quatre jours plus tôt, le Professeur avait fait étalage de son talent avec Piotr, le mannequin, sur le flanc est du Mamayev Kourgan. Le lendemain, il avait tué Baugderis et blessé Koulikov, puis il était descendu vers le sud et avait attendu. Qu’avait-il fait ? Pourquoi cet intervalle de trois jours ?
Il cherchait. Il cherchait l’abri parfait, un trou dans lequel disparaître pour tuer tout Russe bougeant à proximité. Et il a trouvé, pensa Zaïtsev. Là-haut, dans sa petite forteresse, lové sur lui-même comme un serpent, il a abattu en deux jours cinq officiers de santé ou infirmières, et, ce matin, les deux tireurs d’élite venus l’affronter, Morozov et Shaïkine.
Oui. Il s’est mis en position. Il veut en finir et il le fait savoir. Il veut rentrer chez lui. Alors il m’envoie une invitation gravée dans le plomb, le cuivre, la chair et le sang.
Viens, m’écrit le Professeur. Viens, adjudant-chef Vassili Grigorievitch Zaïtsev, à l’endroit même où tes amis m’ont rencontré aujourd’hui. Demande au petit Shaïkine agonisant, il gargouillera l’adresse pour toi.
Viens, Lièvre.
Merci de l’invitation, Professeur. J’accepte.
Le froid était tombé plus rapidement que la nuit. Zaïtsev fit jouer ses épaules raidies. Une douleur froide courut de son cou au bas du dos. Depuis trois heures, sans interruption, il regardait dans son périscope.
Les contours des ruines et des gravats s’estompaient dans l’instrument à mesure que le crépuscule s’installait. Zaïtsev se trouvait à l’endroit que Shaïkine lui avait péniblement décrit, là où il avait été blessé. Derrière le Lièvre, une plaque noire marquait le sol de la tranchée, là où Morozov était tombé. Zaïtsev inspecta une fois de plus la rangée d’immeubles de la rue Solitchnaïa, au sud-ouest. Il regarda plus bas et vers la droite pour englober les deux cent cinquante mètres de terrain découvert de la place du Neuf-Janvier, avec ses fontaines renversées, ses bancs brisés, ses arbres et ses arbustes déracinés. Le parc était devenu un fouillis de tranchées, de véhicules détruits et de cratères. La place était bordée sur sa gauche par trois pâtés de maisons de la rue Solitchnaïa. Au coin gauche du parc, de l’autre côté de la rue, se dressait la Maison de Pavlov. Derrière la place, le long de sa lisière nord-ouest, en face de l’endroit où Zaïtsev était accroupi, s’alignaient des immeubles de magasins et de bureaux séparés par des ruelles et des avenues. Le cœur de Stalingrad avant la guerre, sûrement, estima le Sibérien.
Ses mains engourdies finirent par baisser le périscope. Il avait accompli ce qu’il était venu faire : mémoriser les détails du front vu de ce point d’observation. Si quoi que ce soit changeait dans les prochains jours — une pierre déplacée, des briques entassées —, il s’en apercevrait.
Il ôta ses moufles blanches pour souffler dans ses mains, fit craquer ses jointures. De son sac, il tira un bloc et un crayon pour dessiner hâtivement quelques croquis à la lumière du jour expirant.
Zaïtsev étira ses jambes ankylosées d’être restées si longtemps immobiles dans le froid. Ses pieds foulèrent le sol taché par le sang de Morozov et il s’écarta de quelques mètres : ce n’était pas convenable de s’attarder à un endroit où un ami avait laissé sa vie s’écouler dans la terre, où un autre avait été mortellement blessé. Cela lui semblait un sacrilège, comme s’asseoir sur une tombe. Il y a des esprits là où un homme est mort. Il songea que son grand-père lui aurait passé un savon pour lui apprendre à ne pas croire à ces sornettes. Mais grand-mère Dounia, agitant son
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