La guerre des rats(1999)
mains. C’était peut-être sa dernière occasion de tirer sur une cible à découvert avant que les Allemands ouvrent le feu ou reçoivent un soutien d’artillerie.
Son regard prolongea le viseur tremblant, son doigt pressa la détente pour ce tir qui, il le savait, révélerait sa position. Soudain il entendit : « Hourra ! Hourra ! Rodina ! » Le lieutenant Bolchochapov surgit de derrière un mur de briques calciné, vêtu uniquement d’un caleçon blanc, d’un ceinturon et de bottes. Le fusil brandi au-dessus de la tête, il se rua sur l’ennemi, suivi par une vague de Sibériens fumants à demi nus. Sans réfléchir, Zaïtsev se leva ; ses jambes le portèrent vers l’avant. « Hourra ! » brailla-t-il en se joignant à la charge.
Il courait comme un démon, tirait dans la gueule des Allemands. Voir ses compagnons courir comme lui en bottes et sous-vêtements le propulsait vers les lignes ennemies avec une férocité qu’il n’avait jamais connue. À proximité des positions nazies, sa colère devint si forte qu’il en loucha. Il perdit l’équilibre. Au moment où il touchait le sol, le marin qui le précédait reçut une balle dans la poitrine. L’homme écarta les bras, ses jambes flageolèrent et il tomba à genoux d’un mouvement glissé comme un canard se posant sur l’eau.
Regardant pardessus le blessé, Zaïtsev vit le lieutenant et ses hommes poursuivre les Allemands qui s’enfuyaient dans une ruelle.
L’un des soldats de l’Armée rouge qu’ils étaient venus secourir aida le marin à se relever.
— Vous êtes dingues, les gars ! s’esclaffa-t-il. J’ai jamais vu ça de ma vie. En sous-vêtements !
Le Sibérien toucha son genou ensanglanté.
— J’ai trébuché, murmura-t-il.
Le soldat regarda les nombreux cadavres qui gisaient autour d’eux, tapota le dos de Zaïtsev.
— Va rejoindre ton unité.
Les marins retournèrent là où ils avaient ôté leurs uniformes en flammes. Chacun remit ce qu’il en restait sur son maillot de marin noirci de fumée.
La compagnie s’installa pour la nuit ; on distribua de nouveaux uniformes et des vivres. Des courriers leur rapportèrent le commentaire de Zhoukov à Batiouk : « Décidément, les marins sibériens n’aiment pas du tout leur nouvel uniforme », avait plaisanté le général, comme s’ils y avaient mis le feu eux-mêmes.
La violence de la dernière semaine de septembre imprima dans la chair de Zaïtsev la technique d’un combat où les maisons se gagnaient l’une après l’autre. Avant chaque assaut, il écoutait, accroupi dans une tranchée ou un abri, les conseils de vétérans qui avaient survécu dans la ville pendant un terrible mois.
Souvent la bataille pour un bâtiment se transformait en corps à corps. Le gourdin devenait une arme aussi mortelle que le fusil, l’haleine et le sang de l’ennemi aussi proches pour Zaïtsev que l’haleine et le sang de ses camarades. Pour bon nombre de Sibériens, les trois jours d’entraînement dans la steppe n’avaient servi à rien. Pendant leurs premiers jours au feu, beaucoup de ses amis s’étaient fait tuer en prenant des risques inutiles. Mais aucun n’avait fui ; tous étaient morts l’arme à la main. Les jours passaient ; les cadavres s’amoncelaient en tas effroyables sous un ciel obscurci de fumée.
Zaïtsev se déplaçait parmi les gravats avec la grâce et la sûreté d’un animal. Le corps mince et les bras musclés, il parcourait les décombres sans prendre de repos, gardant assez de forces en réserve pour tenir son fusil d’une main ferme ou lancer une grenade presque aussi loin que son ami Viktor, le colosse. Dans le corps à corps, Zaïtsev savait être féroce. Son poignard de l’armée, bien que plus lourd que les couteaux de chasse de sa jeunesse, frappait l’ennemi comme une griffe au bout de ses doigts.
Les Allemands ne s’étaient pas bien adaptés à la tactique particulière du combat de rues. Alors que les Rouges s’emparaient de bâtiments stratégiques avec de petites unités appelées « groupes d’assaut », les nazis jetaient simplement plus d’hommes dans la bataille, comme s’ils pouvaient se rendre maîtres d’une rue en l’inondant de sang. Parfois, les cadavres s’empilaient si haut dans une ruelle qu’ils bloquaient à eux seuls l’avance des troupes du Reich.
À l’issue des deux premières semaines de Zaïtsev à Stalingrad, les Allemands s’étaient frayé un chemin jusqu’à la Volga dans le centre
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