La guerre des rats(1999)
ans, firent quelques pas en avant puis se figèrent. Les autres les contournèrent comme s’ils n’existaient pas. Tania s’approcha d’eux vivement et leur murmura :
— Faites pas ça, ils vous observent !
Elle passa devant eux pour leur faire face, vit qu’ils avaient les yeux fixés sur le brasier, de l’autre côté du fleuve. Elle secoua l’un d’eux.
— Monte dans la péniche. Allez !
Les jeunes gens échangèrent un regard. Le plus petit passa la langue sur ses lèvres desséchées. Un soldat plus âgé la prit par le bras.
— Ils ont leur destin, nous avons le nôtre. Viens, camarade.
Tania se laissa entraîner, regarda une dernière fois les deux jeunes pardessus son épaule puis tourna la tête et avança avec la file.
Elle n’avait fait que quelques pas lorsqu’elle entendit Danilov crier de la péniche :
— Stop ! Arrêtez immédiatement !
Tous les soldats firent halte et se tournèrent vers l’embarcadère bondé. Les deux jeunes garçons avaient quitté la queue pour détaler vers les arbres, abandonnant fusil, ceinturon et sac à dos, sautant pardessus les tonneaux et les caisses. Le quai devint silencieux tandis que les deux couards couraient pour sauver leur peau.
Tania les entendit s’encourager l’un l’autre d’une voix frénétique et apeurée :
— Cours ! oh ! mon Dieu ! cours !
Les gardes tirèrent au-dessus de la tête des fuyards, leur ordonnèrent de revenir. Ils continuèrent à courir.
Trois autres gardes en capote apparurent à la lisière des arbres, ouvrirent le feu.
L’un des garçons tomba, blessé ; l’autre s’arrêta, regarda derrière lui et mourut à l’endroit où il s’était immobilisé. Un garde s’approcha du blessé, braqua son pistolet sur son front et tira.
Tania et les autres se remirent à avancer vers la péniche.
— Quel gâchis, dit-elle au soldat âgé qui marchait à côté d’elle.
— Des gosses, fit-il. Des gosses de l’âge de mes enfants.
Tania remonta son sac sur ses épaules et s’écarta en lui lançant :
— Oublie tes gosses.
Elle choisit une place près du bastingage bâbord et s’assit, les genoux contre la poitrine. Plusieurs hommes lui proposèrent de s’installer au milieu du pont, où elle serait plus en sécurité. Agitant la chevelure qui lui tombait sur les épaules, elle refusa.
La péniche entama la traversée.
Trois Stuka ne tardèrent pas à la repérer. Les chasseurs aux ailes croquées formaient un triangle qui monta haut dans le ciel avant de piquer. Des gerbes d’eau jaillirent dans la lumière blanche des fusées au phosphore. Tania cligna les yeux en regardant les geysers asperger le bateau.
Des gardes du NKVD surnommés les « casquettes vertes » se tenaient le long du bastingage. Certains d’entre eux avaient les mains dans les poches de leur capote. Le doigt sur la détente, supposa Tania, au cas où quelqu’un aurait l’idée de sauter pardessus bord. Tania connaissait bien les casquettes vertes, l’instrument le plus impitoyable du Commissariat politique. Elle les avait vus à l’œuvre : ils examinaient les papiers des soldats, les interrogeaient sèchement. Tout homme pris à quitter le front sans autorisation était rapidement exécuté. Des centaines de corps jonchaient la route menant à Stalingrad, sinistre mise en garde aux candidats à la désertion.
Une autre détonation retentit côté tribord. Un shrapnel perça la coque ; une eau froide trempa les soldats assis sur le pont. Cette fois, aucun Stuka n’avait fait entendre son hurlement avant l’explosion. C’était un obus de mortier, conclut Tania. L’artillerie donne un coup de main à la Luftwaffe. On a été repérés par toute l’armée allemande.
De l’eau ruissela le long du pont qui s’inclinait. Danilov marcha d’un pas résolu vers l’avant en balançant ses bras et son torse de taureau. Il monta sur une pile de caisses de munitions pour que tout le monde puisse le voir puis tendit les bras dans la nuit, tels des canons de DCA.
— Enfants de putains ! hurla-t-il au ciel. Pédés ! Bougres de cons !
Il baissa les yeux vers les soldats qui, trempés, se blottissaient les uns contre les autres sur le pont tremblant.
— Allez, héros russes ! Bourrez le cul de ces sales boches ! Allez-y, gueulez !
Quelques voix s’élevèrent puis, comme un moteur qui démarre et rugit, tous les Russes crachèrent des insultes pour projeter leur peur dans la nuit. Brandissant le poing, Tania cria
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