La guerre des rats(1999)
elle
aussi :
— Salauds ! Assassins !
Tandis que les soldats épanchaient leur rage, le commissaire fit signe au vaguemestre d’approcher et annonça :
— Courrier !
Le vaguemestre remit son sac à Danilov, qui y plongea les deux mains pour puiser un paquet de lettres. Pardessus le vacarme, il appela les noms inscrits sur les enveloppes :
— Tagarine !
— Ici !
— Antsiférov !
— Oui.
Le vaguemestre prenait les lettres au fur et à mesure et allait les remettre aux soldats. Deux fois il tomba sur leurs genoux quand le bateau tangua dans les eaux tourbillonnantes du fleuve.
Une autre tour d’eau s’éleva à l’arrière, côté bâbord. Sentant une main lui toucher l’épaule, Tania se retourna, découvrit le soldat âgé qui l’avait entraînée loin des déserteurs, sur l’embarcadère.
— Tu veux un peu de pain ? offrit-il.
— Non, merci. J’en ai.
— Je t’en prie, insista-t-il. Prends un peu du mien.
Tania considéra la barbe blanche et le visage tanné.
Les yeux bleus étaient enfoncés dans un entrelacs de rides profondes, telles des billes indigo posées sur de la paille.
— D’accord, consentit l’ex-partisane, mais on partage mon fromage.
Ils fouillèrent leur sac. Un troisième soldat, plus jeune, leur te n dit un litre de vodka à moitié plein en suggérant :
— On pique-nique ?
Ils échangèrent nourriture et boisson. Un obus explosa à bâbord, plus près que le précédent, et Tania protégea son pain pour éviter qu’il ne soit mouillé. Le jeune soldat tendit la main en se présentant :
— Je m’appelle Fedor Ivanovitch Mikhaïlov. Je suis de Moscou.
Tania lui donna dix-huit, dix-neuf ans. Un nouveau,
pensa-t-elle. Il avait une particularité qu’elle remarqua malgré l’obscurité : elle ne se souvenait pas d’avoir vu tout un visage participer ainsi au sourire. Le front, le nez, le menton et les yeux se plissèrent tous ensemble. Il rayonne, se dit-elle.
— Je suis écrivain, précisa-t-il en prenant le fromage.
— T’écris quoi, Fedya ? s’enquit l’aîné du trio.
— Des histoires d’amour. Des poèmes, répondit-il. (Il haussa les épaules.) Qu’est-ce que je peux écrire d’autre ? Je suis russe. J’ai le choix entre l’amour, le pouvoir et le meurtre.
— Écris sur Staline et t’auras les trois, repartit l’homme mûr en riant. Moi, c’est Youri Georgiovitch Pankov. De Frunze, en Kirghizie. En fait, je suis né à Tachkent.
— Tu es ouzbek, alors.
— Je suis un homme simple, dit Youri en se frappant la poitrine. Pas un rêveur comme toi. J’ai passé ma vie les yeux grands ouverts.
Tania regarda la main de Youri serrer celle de Fedya. Les doigts étaient épais, puissants, terminés par des ongles carrés. Les jointures étaient noueuses, déformées par les travaux pénibles. Elle devina qu’il devait être un des paysans du million de fermes collectives soviétiques. Dans la main blanche et lisse de Fedya, celle de Youri ressemblait plus à un sac de châtaignes qu’à de la chair.
— Je les ai grands ouverts en ce moment, je peux te le dire, déclara Fedya en regardant Stalingrad sur l’autre rive.
Youri se tourna vers Tania.
— Et toi, la coriace ? Mamzelle Assise-près-du-bord ? T’as un nom ?
Elle frotta ses mains à son pantalon pour en faire tomber les miettes de fromage qui y restaient collées.
— Oui. Tania Alexeyevna Tchernova.
— D’où tu viens ?
Elle plissa les lèvres, hésitant à répondre, puis lâcha :
— De New York.
Les yeux bleus du vieux paysan s’écarquillèrent.
— New York, en Amérique ?
— New York City ? fit Fedya.
— Yes.
Une autre bombe éclata à dix mètres du bastingage bâbord. L’eau emporta le pain et le fromage. À l’arrière, un soldat s’effondra en poussant une plainte. Youri et Fedya furent un moment distraits de l’étonnante réponse de Tania. Les camarades du soldat gémissant l’étendirent sur le pont et le couvrirent.
Fedya saisit la bouteille de vodka et se leva. Tania remarqua la largeur de ses épaules.
— Assis, toi, là-bas, lui ordonna une casquette verte.
L’écrivain montra sa bouteille.
— Donne-lui ça. Allez, prends.
Le garde prit la vodka et se faufila jusqu’au blessé. Le silence qui s’était fait sur le pont fut alors brisé par le sifflement d’un obus d’artillerie. C’était le premier que Tania entendait et son cœur se serra quand elle comprit ce que c’était.
— Couchez-vous ! cria-t-elle à Youri
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