La guerre des rats(1999)
dos, glissa sur les épaules. La partie du bâtiment tenue par sa compagnie vola en morceaux. La peau rougie par la déflagration, Nikki rampa vers la tranchée, tomba dans les bras de ses hommes tandis qu’une gigantesque fleur orange et bleu s’épanouissait derrière lui. Un pan du bâtiment se détacha de ses fondations et s’écroula, comme si une trappe s’était ouverte sous lui, dans un vacarme que Nikki, rendu sourd par l’explosion, n’entendit pas. Un champignon de fumée et de poussière se forma au-dessus des ruines, oscilla tel un fantôme gris à l’endroit où, l’instant d’avant, se dressaient des murs.
Ma compagnie est morte, pensa Nikki. Mercker, tous les autres. Aucune chance qu’ils aient survécu.
Un chant porté par la brise se mêla aux bruits de la ville. Renvoyé par les murs à demi écroulés, il semblait provenir de partout.
Les chanteurs étaient russes.
7
Tania battit des bras et des jambes pour remonter à la surface de l’eau glacée. Elle regarda l’épave en feu de la péniche. L’avant et l’arrière, séparés par l’explosion, pointaient vers la nuit en tournant lentement sur eux-mêmes.
Sentant un frôlement sur sa nuque, la jeune femme se retourna. La main tendue d’un soldat mort flottait devant son visage. Tania agita furieusement les jambes pour s’écarter du cadavre. Une autre main, chaude et vivante cette fois, toucha son épaule. C’était celle de Fedya, l’écrivain. Youri barattait l’eau à côté de lui.
Les oreilles encore pleines du fracas de l’explosion, semblait-il, elle ne saisit pas ce que Fedya lui disait. Elle savait qu’elle était environnée de bruits — les cris des blessés se débattant dans l’eau, les bombes tombant sur le reste de la flottille, en aval —, mais ce n’était pour elle que des murmures enfermés dans une bouteille.
Youri se saisit d’un madrier passant près d’eux. Ils avaient déjà dérivé au sud du débarcadère de l’usine de tracteurs et la berge était distante de quatre cents mètres. Tania estima que le courant les déposerait près du centre s’ils donnaient de vigoureux coups de jambe. Elle se demanda qui contrôlerait le secteur où ils reprendraient pied.
Agrippée à la poutre, elle tourna les yeux vers Stalingrad sans prêter attention à ses deux compagnons qui remuaient inutilement les lèvres. Ils finirent par comprendre qu’elle ne les entendait pas et se turent. Isolée dans son silence, elle serra les poings et fit un vœu qu’elle lança comme une pique vers le cœur de chaque nazi tapi dans les ruines. Elle jura de reprendre la vendetta qu’elle avait entamée un an plus tôt à Minsk quand l’armée allemande d’occupation avait assassiné ses grands-parents, un docteur et une professeur de danse classique. Deux mois avant leur mort, Tania avait quitté l’appartement de ses parents à Manhattan pour se rendre en Russie. Elle était résolue à convaincre ses grands-parents, chez qui elle avait passé plusieurs étés, de venir vivre en Amérique pour échapper à l’orage qui menaçait. Il ne restait pas beaucoup de temps, les avait-elle prévenus. Le pacte de non-agression entre Hitler et Staline était une farce à laquelle ils ne devaient pas prêter foi. Elle leur apportait de l’argent de son père, Alexandre, le fils des Tchernov, pour payer les frais du voyage. Mais le docteur et l’ancienne danseuse avaient refusé de quitter Minsk. Ils y avaient des choses à faire : des corps à soigner, des enfants à qui communiquer la passion de la danse. Ils y avaient une famille à protéger, deux filles et des petits-enfants, des tombes à entretenir, des souvenirs à préserver. D’ailleurs, Hitler n’était pas de taille à lutter avec Staline et il le savait, avaient-ils argué.
Tania avait écrit à ses parents pour les presser de venir essayer de les convaincre eux-mêmes. Elle avait reçu pour toute réponse un télégramme lui enjoignant de rentrer d’urgence à New York et souhaitant bonne chance aux grands-parents. Tania avait pleuré de rage contre ces parents qui lui avaient appris à parler russe, à aimer tout ce qui était russe, à railler l’héritage du tsar renversé, à se réjouir de la montée du pouvoir soviétique, sauveur du peuple. Prenant la rhétorique parentale au mot, elle avait adhéré au Parti communiste américain et s’était rendue le plus souvent possible dans le pays natal de ses parents. Elle avait appris à
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