La guerre des rats(1999)
l’Amérique !
Elle n’avait pas envie de bavarder, mais comprit qu’il essayait seulement de dissiper leur peur.
— Tu sais lire ?
— Bien sûr.
— Qu’est-ce que tu as lu sur l’Amérique ?
— Que c’est le pays de la décadence. Des néons, des putains, des patrons qui exploitent les travailleurs. Des gangsters. Des milliardaires.
— Tu y crois ?
— Seulement pour les milliardaires et les putains. Les bons trucs, quoi.
Elle s’esclaffa, ne prit pas la peine de lui dire qu’il se trompait, qu’il ignorait bien d’autres aspects, bons ou mauvais. L’Amérique était une terre de paix, de possibilités et, oui, de décadence. Un pays gigantesque et magnifique, surtout pour ceux qui étaient blancs, de sexe masculin et d’origine anglo-saxonne. L’Amérique était une brute insensible qui avait peur de cette guerre avec les Allemands, comme ses parents. Elle, elle était russe, elle lutterait pour la Russie et elle haïrait les nazis si l’Amérique s’y refusait. Pour détourner la conversation, elle suggéra :
— Fedya, récite-nous un de tes poèmes.
— Ouais, approuva Youri. Un de tes préférés.
— Ici ? Maintenant ? protesta l’écrivain, l’air choqué. Je n’arrive même pas à respirer.
— Ça résonne, dans ce tuyau, c’est bon pour la voix, fit valoir le vieux paysan.
— Seigneur, soupira Fedya. Bon, d’accord, mais je n’ai jamais prétendu avoir du génie.
Il fit halte, les deux autres l’imitèrent. L’écho de leurs pas mourut.
— Cela s’intitule « Le lavoir à la rivière ». Je ne sais vraiment pas pourquoi c’est celui-là qui me vient à l’esprit dans un égout puant, mais enfin…
Il commença à réciter à voix basse, d’un ton étrangement respectueux dans un tel cadre.
Ses mains s’ouvrent, puissantes et ridées,
dures comme les pierres près desquelles elle s’accroupit.
J’ai marché près d’elle, j’ai senti son haleine pendant
que nous allions à la rivière.
La brume s’accroche à nos visages.
Nous déposons sur le sol des vêtements épais, souillés.
La gifle du savon et de l’eau me transperce jusqu’à l’os.
La saleté tournoie autour de ses doigts rougis,
retourne dans l’eau calme.
Le jour illumine sa tendresse enfiévrée.
Je suis des yeux le filet savonneux qui dérive et fond.
Nous empilons les hardes lourdes dans nos
paniers en fixant l’azur.
Sa main fraîche se pose sur mon cou et pendant
un moment, il n’y a plus de travail.
Où es-tu, mère, tandis que je porte mes mains
à mon visage ?
Tandis que je souffre en lisant ces lignes ?
Je serre de mes bras mon corps recroquevillé.
J’entends les coups de battoir.
Tu me pénètres jusqu’ aux os.
Fedya s’éclaircit la voix.
— Voilà, dit-il.
Tania était bouleversée par le poème. Singulier dans l’obscurité du conduit, il était devenu un moment la seule réalité pour ses sens. Maintenant que Fedya s’était tu, les mots résonnaient encore en elle, frappant ses souvenirs et martelant son cœur de leur battoir.
Youri pataugea jusqu’à l’écrivain, lui assena une claque dans le dos.
— Pourquoi vous détestez toujours vos œuvres, vous autres les poètes ? C’était beau. J’ai senti en l’écoutant que ma propre mère me manquait.
— Je ne déteste pas ce poème. Pourquoi dis-tu ça ?
— J’ai quasiment dû te tordre le bras pour t’obliger à le réciter.
— Pour l’amour du ciel, nous sommes dans un égout !
— C’est bien un poète, tiens. Rien ne lui échappe.
Youri se dirigea vers la jeune femme, trouva sa main.
— Général Tania, je peux me guider à la paroi presque aussi bien que toi. Avec ta permission, je prends la tête un moment.
Elle eut un sourire qu’il ne put voir.
— Oui, bien sûr. Merci.
Elle entendit les pas du vieux paysan s’éloigner, attendit que ceux de Fedya se rapprochent. Elle sentit la main puissante la toucher, la pousser doucement vers l’avant. Elle s’abandonna un instant à ce contact, ferma les yeux, retrouva des sensations féminines presque oubliées. Quelque chose en elle l’attirait vers le grand gaillard. Elle prit une inspiration, se ressaisit.
Ils marchèrent dans le noir pendant une heure de plus. L’écho clapotant de leurs pas filait le long du conduit. Tania commençait à avoir l’impression de tomber dans un puits sans fin. La pestilence agressait ses narines. Étourdie, elle était secouée de haut-le-cœur.
Perdant
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