La guerre des rats(1999)
l’aimer. Minsk et la Russie soviétique étaient devenues ses sanctuaires spirituels, et ses grands-parents des modèles du courage et de la simplicité russes.
Son père et sa mère se révélaient soudain des êtres à deux visages, des phraseurs, russes par la naissance mais pas par l’esprit. Ils se complaisaient dans leur cocon new-yorkais, dans le confort d’une loyauté purement intellectuelle envers la Russie. Mais quand venait le moment de se dresser, de défendre leurs papouchka et mamouchka, ils ne bougeaient pas. Ils restaient à l’abri dans leur brownstone, dans leur américanité.
Le 22 juin 1941, six semaines après l’arrivée de Tania à Minsk, trois millions de soldats allemands avaient franchi la frontière russe. Quinze jours plus tard, Minsk était encerclée puis prise, plus de cent cinquante mille soldats soviétiques faits prisonniers. Les chars allemands avaient pris position à chaque carrefour. La ville continuait à être alimentée en eau et en électricité, les étals des marchés restaient ouverts, mais une chape était tombée sur Minsk. Ses habitants marchaient la tête basse, traînaient les pieds, détournaient les yeux. Où était l’Armée rouge ? Où était la délivrance ? Des escouades allemandes surnommées les « corbeaux noirs » commencèrent à enfoncer les portes à coups de pieds. Ils s’abattirent bientôt sur le quartier des Tchernov, s’en prenant d’abord aux familles juives puis à d’autres, même aux plus respectées. Après trois semaines d’occupation, le docteur Tchernov et sa femme furent arrêtés dans le petit appartement où ils dînaient avec Tania. La jeune femme, qui tentait de s’opposer aux Allemands, fut assommée d’un coup de crosse. Avant qu’elle reprenne conscience, ses grands-parents avaient été emmenés sur la place centrale et fusillés. On leur reprochait d’avoir collaboré avec la Résistance, accusation reposant uniquement sur le fait que le médecin avait prodigué ses soins à de nombreuses victimes des brutalités nazies. Le bruit des coups de feu tira Tania de son évanouissement. Le visage en sang, elle courut jusqu’à la place où flottait une odeur de cordite. Des voisins qu’elle ne reconnut pas la retinrent. Ce soir-là, elle se réfugia chez sa tante Véra et lui apprit en sanglotant ce qui s’était passé. Quand elle eut terminé, elle n’avait plus une seule larme en elle. « Je m’en vais, annonça-t-elle à la vieille femme. Je pars chercher la Résistance. »
Tania quitta Minsk et suivit pendant une semaine les bruits des combats dans les forêts et les villages. Une nuit qu’elle dormait dans une grange du hameau de Vianka, elle fut surprise par un groupe d’hommes armés de fusils de chasse. Après l’avoir interrogée, ils l’autorisèrent à se joindre à eux.
Chez les partisans, Tania perdit rapidement le goût de la vie de privilégiée qu’elle avait menée à New York et à Minsk. Elle apprit à tuer. À poser des mines, à placer de la dynamite sur les voies ferrées ou sous les camions, à se servir d’une carabine ou d’un pistolet, à se battre au couteau ou à mains nues. Elle avait un point commun avec les partisans : ils étaient unis par la douleur. Chaque homme, chaque femme de son unité avait souffert de la barbarie nazie. Au chagrin d’avoir perdu ses grands-parents se substitua en elle la haine des Allemands. Après un an passé à souffrir du froid, à tuer et à se cacher dans la forêt, à se réjouir d’infimes victoires, elle quitta les partisans pour rejoindre une colonne de troupes régulières passant dans les parages. Ayant depuis longtemps jeté ses papiers américains, elle prétendit être de Minsk et donna comme adresse celle de ses grands-parents. On l’affecta à la 284 e division. Elle monta dans un camion qui parcourut cinq cents kilomètres pour l’amener au sud de Stalingrad.
Dans les eaux glacées de la Volga, les pieds de Tania finirent par toucher un banc de sable. Elle lâcha le madrier et pataugea jusqu’à la berge, suivie de Fedya et Youri. Elle avait recouvré l’ouïe et entendit des bruits de bataille en aval. À l’endroit où ils avaient repris pied sur la terre ferme, tout était silencieux.
Trempés, grelottants, ils s’accroupirent sur la rive jonchée de matériel et de caisses abandonnés. Tania estima que le plus sûr serait de se diriger non vers le silence mais vers le secteur des usines où l’on se battait.
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