La guerre des rats(1999)
avait renoncé à s’orienter. Sa seule destination, c’était l’air frais, la lumière du jour. Ses pieds lui semblaient de plomb, sa respiration devenait de plus en plus courte. Elle avançait, toute raide, avec Fedya pour béquille, se concentrant sur ses mollets et ses cuisses pour retarder le moment où elle n’aurait plus aucune force. Elle se traînait comme si elle avait des fers, s’accrochait au bras qui lui enserrait la taille. L’obscurité du conduit menaçait de gagner tout son corps, d’effacer sa conscience. Elle fit la liste des sensations qu’elle avait perdues : je ne sens plus l’odeur de l’égout ; je ne sens plus mes mains sur le bras de Fedya ; je n’entends plus mes pas ; je…
Quelque chose luisait devant elle dans le noir. Ma mort, se
dit-elle. Elle est là. Au moins, il y aura de la lumière.
Elle s’écarta de Fedya. À une dizaine de mètres, une pique blanche perçait obliquement le conduit. Tania s’approcha, plaça son visage dans le rai de lumière, comme si c’était une fontaine gargouillante. Des atomes de poussière dansaient dans le rayon, minuscules ballerines traversant une scène éclairée.
Tania pressa sa poitrine contre le mur, tâtonna fébrilement.
— Une échelle ! s’exclamat-elle. Une plaque d’égout !
Fedya la rejoignit, saisit un des barreaux.
— Allons-y.
Elle l’arrêta. La proximité du salut lui avait redonné des forces.
— Non. Mets les sous-vêtements de Youri, murmura-t-elle. Et reste calme. Nous allons nous en tirer mais… Je sors la première.
— Je n’ai pas à discuter, je suppose, bougonna-t-il en ôtant sa tunique de l’Armée rouge.
— Non. Je te ferai signe de monter. Éloigne-toi du trou. S’il y a des Boches là-haut, ils descendront peut-être voir si quelqu’un m’accompagnait. Ne fais pas de bruit. Si tu les entends descendre, reste collé au mur. Ils tireront dès qu’ils seront en bas, mais ils ne te poursuivront pas là-dedans. Tu n’auras plus qu’à essayer de trouver une autre plaque.
Elle monta deux barreaux ; Fedya lui toucha la jambe.
— Tania.
— Non. Va te cacher.
Elle attendit qu’il se soit éloigné, grimpa jusqu’à la plaque, la fit glisser sur le côté aussi silencieusement qu’elle put.
Éblouie par la lumière du jour, elle cligna les yeux jusqu’à ce que sa vision s’ajuste puis elle glissa lentement la tête hors du trou. Ils avaient eu de la chance. La plaque d’égout était entourée de tous côtés par des tas de gravats. Les façades d’une rangée de bâtiments en pierre s’étaient effondrées dans la rue, mais le hasard avait voulu que les décombres ne recouvrent pas la plaque. Tania s’extirpa du boyau, s’allongea à plat ventre sur les débris, aspira de longues goulées d’air. N’entendant que des détonations lointaines, elle pencha la tête dans le trou et appela à voix basse :
— Fedya… Monte.
Il sortit à son tour, respira profondément. Tania le trouva repoussant dans les sous-vêtements de Youri. Il portait encore ses bottes militaires mais elle espérait que son état de saleté découragerait un examen attentif. Elle se regarda, remarqua qu’elle était couverte comme lui d’une croûte brune. Une jeune femme enrobée de merde.
Ils grimpèrent tous les deux sur un tas de briques. Au nord, des soldats allemands, gamelle en main, faisaient la queue devant la tente d’un mess. Fedya se raidit, parut prêt à se jeter de nouveau dans les gravats. Tania lui souffla de ne pas bouger.
— Pas de mouvements brusques. Nous sommes derrière les lignes ennemies. Nous ne devons ni courir ni ramper. Il faudra traverser en marchant normalement.
— Tania, c’est de la folie, plaida-t-il en lui prenant la main.
Elle se libéra, descendit du tas de briques en soulevant un nuage de poussière et fit signe à Fedya de le rejoindre. Comme il demeurait immobile, les bras ballants, elle lui lança :
— Il faut bien qu’on mange. Je suis épuisée, je meurs de faim. Nous ne retrouverons peut-être pas une aussi belle occasion… (Il restait planté sur la pile de débris.) Ils ne sauront pas que nous sommes de l’armée russe, argua-t-elle. Nous ne portons pas d’armes, nous marchons à découvert. Ils te prendront pour un pauvre ouvrier du coin qui revient d’une corvée de latrines et qui s’arrête un moment pour casser la croûte.
— Et toi ? rétorqua-t-il de son perchoir.
— Moi ? Ils s’imagineront que je suis une putain qui
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