La guerre des rats(1999)
l’équilibre, elle tendit vivement le bras dans l’obscurité et ses doigts frôlèrent la poitrine de Fedya.
— Ça va ? s’inquiéta-t-il.
— Oui. Simplement fatiguée. Chaque fois que je respire, c’est comme si j’avalais un tas d’ordures.
— Pourquoi nous n’avons pas repéré de plaques d’égout ? Je suis sûr qu’il fait jour, maintenant.
— Elles sont probablement recouvertes par les décombres. Nous finirons bien par en trouver une. Passe devant, j’ai envie de suivre un moment. D’accord ?
Il lui pressa le bras au passage. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il s’exclame :
— Youri !
Tania appuya une main contre la saleté de la paroi afin de garder l’équilibre, tendit l’autre devant elle pour chercher ses compagnons. Elle trouva le dos mouillé de Fedya, penché au-dessus du paysan.
— Youri ! cria l’écrivain. Debout ! Tania, il s’est évanoui ! Qu’est-ce qu’on fait ?
— Relève-le, vite !
Elle aida Fedya à tirer Youri du bourbier. La chemise et les cheveux du vieil homme étaient trempés d’eau sale, couverts d’excréments. Luttant contre sa répugnance, elle l’attira contre elle pour le maintenir droit.
— C’est cet air empuanti qui lui a fait perdre conscience, haleta-t-elle. (Ensemble, ils parvinrent à l’adosser à la paroi.) Bon sang, il avait l’air d’aller bien.
— Il va bien, assura Fedya. Il s’en sortira. Il lui faut juste un moment pour reprendre conscience.
Tania posa une main contre la poitrine de Youri. Sa respiration était faible.
— Tiens-le, dit-elle à Fedya.
Elle recula, mesura la distance dans le noir de son bras tendu puis gifla le vieil homme. Rien. Elle recommença. Il ne réagit pas.
— Il va falloir que tu le portes. Tu t’en sens capable ?
— Oui, bien sûr, répondit Fedya.
Elle l’imagina avançant péniblement dans le conduit avec le joug du corps de Youri sur les épaules. Il ne s’écoulerait guère de temps avant qu’il ne succombe lui aussi à l’air vicié.
— Non, attends. Nous allons le traîner. Passe son bras autour de ton cou.
Fedya s’exécuta, Tania fit de même, et ils repartirent, portant sur leurs épaules le vieux paysan dont les jambes pendaient mollement dans l’eau. Tania guettait dans le noir un signe que l’homme évanoui reprenait ses esprits.
Après dix minutes de marche épuisante, elle n’avait entendu aucun son sortir de la bouche de Youri. De son coude, elle lui piqua les côtes et il émit un grognement.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle à Fedya.
— Je peux continuer.
Moi, non, pensa-t-elle en se remettant à marcher. Je suis épuisée, j’ai envie de vomir. Encore dix minutes comme ça et je serai à genoux, voire à plat ventre dans la merde. Désolée, Youri.
Elle poussa le vieil homme contre la paroi, le laissa glisser en position assise en lui maintenant la tête.
— Enlève-lui sa chemise.
— Pourquoi ? s’étonna Fedya. Tu t’imagines qu’il respirera mieux sans ? C’est idiot.
— Sous son uniforme, il porte un caleçon long de paysan. Mets-le.
— Tu veux le laisser ici ? répliqua l’écrivain. Crever dans un égout ? Non, non. Je peux le porter ! On ne l’abandonne pas.
Tania s’appuya à la paroi d’en face. Fedya, tu mourras ici aussi, pensa-t-elle. Et moi également. Elle était trop exténuée pour exprimer sa frustration de finir ainsi sous les rues de Stalingrad, dans la saleté, et non à la lumière du jour, dans le fracas de la bataille. J’aurais pu aussi mourir dans mon lit, entourée de mes enfants, pensa-t-elle. Mourir, c’est le noir. Mourir sent le pourri. Peut-être que je suis déjà morte.
Elle passa devant Fedya, entendit ses propres pas hésitants. Elle perdit l’équilibre, se rattrapa à la paroi. Son estomac se tordit et elle vomit. Ses hoquets s’envolaient comme des chauves-souris dans le silence.
Elle sentit une faiblesse monter le long de ses jambes, le glas annonçant sa mort. Sans le décider consciemment, elle s’écarta du mur et se mit en marche. Au moins, elle mourrait en luttant. La faiblesse la fit trébucher. Elle entendit derrière elle des pas rapides agiter l’eau. Une main la toucha, la soutint avec une force qu’elle ne croyait plus possible dans ce trou. Elle s’accrocha au bras de Fedya, sentit qu’il tenait le sous-vêtement de Youri.
Tania marchait en silence, inconsciente du temps, mesurant ses pas au peu d’énergie qui lui restait. Depuis longtemps, elle
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