La guerre des rats(1999)
t’aide en échange d’un repas. Peu importe, ils peuvent bien croire tout ce qu’ils veulent. Tant que nous n’ouvrons pas la bouche…
Résigné, Fedya écarta les bras, descendit d’un pas prudent.
— Tu es le diable en personne, marmonna-t-il. Tu le sais, ça ?
— C’est bien possible. Allez, viens. Et pas un mot.
Ils s’avancèrent, prirent place au bout de la queue. Des soldats impatients frappaient leur assiette de leurs couverts. Ils ont l’air de se sentir en sécurité, nous devons être loin derrière leurs lignes, raisonna Tania.
La file progressa. Tête baissée, Fedya fixait la pointe de ses bottes, encore boueuses et maintenant couvertes de poussière. Il a plus l’air d’un paysan que d’un poète de Moscou, pensa-t-elle.
— Was im Himmel !
Un nazi se pinça le nez de dégoût, s’approcha de Fedya et le chassa de la queue, fit signe aussi à Tania de déguerpir. Ils reculèrent, attendirent que le dernier soldat eût disparu sous la tente du mess pour y pénétrer à leur tour, l’air servile. Le cuisinier leur tendit une assiette à chacun, la remplit de choucroute, ajouta une saucisse.
— Allons manger dehors, murmura Fedya en s’éloignant.
— Non, il ne faut pas attirer l’attention.
— L’attention ? On pue comme des chameaux. Comment veux-tu qu’on n’attire pas l’attention ?
Elle le fit taire et traversa la tente où une centaine de nazis étaient en train de manger. À chaque table, les têtes se tournaient sur leur passage, des doigts se portaient précipitamment à un nez plissé.
Ils trouvèrent une place, s’assirent et commencèrent à engloutir la nourriture, effrayés à la pensée qu’ils pouvaient se faire jeter dehors avant d’avoir pu apaiser leur faim.
Ils n’avaient qu’à moitié fini quand un officier s’approcha et s’adressa à eux à travers le tissu du mouchoir qu’il tenait délicatement sous son nez. Tania et Fedya se levèrent. Pas assez vite sans doute au goût de l’Allemand, qui abaissa le mouchoir et détacha de son ceinturon une cravache en cuir. Il en cingla les épaules de Fedya. Écarlate, l’Allemand frappa de nouveau sous les applaudissements et les rires des soldats puis se pencha au-dessus de la table et abattit la cravache sur la tête de Tania. Fedya le repoussa en criant :
— Laisse-la, prostituta !
Quand il eut recouvré l’équilibre, l’officier remit lentement la cravache sous son ceinturon, ouvrit l’étui de son pistolet avec un mince sourire. Il fit un pas en arrière, dégaina d’un geste spectaculaire, parcourut des yeux la tente silencieuse où une centaine de visages attendaient, impassibles. Prenant leur silence pour un accord tacite, il braqua l’arme sur le cœur de Fedya.
— Da vidanya, Russ, dit-il.
Un bruit de casseroles dans la cuisine lui fit tourner la tête. Un petit homme grassouillet en tablier graisseux se ruait vers lui en glapissant :
— Halt ! Halten Sie, bitte !
Il trottina le long des rangées de soldats assis, se plaça devant Tania et Fedya, bras écartés, une main tenant encore une cuillère en bois.
Dans un allemand bredouillant, le cuisinier implora l’indulgence de l’officier, montra les deux intrus crottés puis lui-même. Le nazi baissa son arme, se mit à vociférer. Le petit homme rond se dandina en tortillant le bas de son tablier sale puis se redressa soudain et frappa Fedya à la poitrine de sa cuillère en bois. De l’autre main, il tira l’oreille de Tania, la fit se retourner et lui botta les fesses, les poussa, elle et Fedya, vers la cuisine en les sermonnant en russe. Pardessus son épaule, il remercia à profusion l’officier :
— Danke. Dank schön, mein Herr. Danke.
Sans cesser de jurer, il leur fit traverser la cuisine jusqu’à une petite cour encombrée de poubelles. Dès qu’ils furent dehors, sa colère tomba et il leur demanda dans un murmure :
— Vous êtes qui, vous ? Qu’est-ce que vous fabriquez dans mon mess ?
— Et toi ? riposta Tania. Qu’est-ce que tu fabriques, à donner à manger aux Allemands ? Sale hiwi !
Fedya s’interposa.
— Tania, il vient de sauver ta peau ! Et la mienne. Tu pourrais au moins lui témoigner un peu de gratitude…
— De la gratitude ? Ce porc fait la cuisine pour ces salauds ! Il est pire qu’eux. C’est un traître ! Un collabo !
Fedya posa les mains sur les épaules de la jeune femme.
— À partir de maintenant, c’est moi qui prends la direction des opérations. Toi, tu
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