La guerre des rats(1999)
envie de klaxonner pour faire s’écarter ces combattants épuisés, mais il fallait bien qu’il passe.
— Ça ne fait rien, dit l’homme assis à l’arrière. Attendez un peu.
Dans la charrette, entassés contre les barreaux, des corps raidis semblaient crisper leurs poings sur le vide. Des pieds nus dépassaient de la masse d’uniformes vert-de-gris : les mains gelées des vivants avaient récupéré bottes et chaussettes. Un délicat linceul de neige épousait les crevasses des coudes et des jambes repliés, emplissait les orbites et les bouches béantes.
Un officier remarqua la voiture d’état-major immobilisée derrière la charrette, ordonna aux soldats marchant sur le bas-côté de la laisser passer. Nikki salua l’officier, doubla sur la droite.
Dans le rétroviseur, les paupières du passager, tels des rideaux baissés, masquaient à présent ses yeux.
— Vous savez qui je suis ?
— Oui, mon colonel, répondit Nikki. Colonel de SS Heinz Thorvald, de Berlin.
L’officier rouvrit les yeux.
— De Gnössen, en fait. J’ai passé l’année dernière là-bas à enseigner. Berlin n’est pas très loin, cependant. J’y vais très souvent au théâtre. Vous aimez l’opéra, caporal ? Il y en a un en Westphalie, je crois.
— Je ne sais pas. On n’a pas le temps pour ça, à la ferme.
— Oui, sans doute. Les Britanniques ont bombardé l’opéra de Berlin, mais le Führer l’a fait reconstruire. Il rouvre à la fin du mois avec Les Maîtres chanteurs. Je tiens à être rentré pour assister à la première.
Nikki se concentrait sur la route. Maintenant qu’elle était dégagée, il roulait vite, emmenant son passager, le plus dangereux tueur à distance de toute l’armée allemande, le maître tireur Heinz Thorvald, aux bureaux du lieutenant Ostarhild.
Ostarhild s’avança sous la neige pour accueillir Thorvald, se mit au garde-à-vous et salua. Nikki ouvrit la portière arrière de la voiture. Le colonel rendit le salut, suivit le jeune officier à l’intérieur. Le caporal leur emboîta le pas avec le sac en toile.
Ostarhild servit au SS une tasse de café, le fit asseoir près d’un poêle à charbon. N’ayant vu auparavant ni poêle ni charbon, Nikki déduisit que le lieutenant se les était procurés pour la visite de Thorvald.
Les deux officiers échangèrent des plaisanteries sur Berlin et Stuttgart, la ville d’Ostarhild. On chassait beaucoup le faisan dans les environs de Stuttgart, semblait-il. Le lieutenant profita d’un temps mort de la conversation pour en venir à la mission du colonel.
Il prit sur son bureau une pile d’articles découpés dans Pour la défense de notre pays, avec traduction jointe.
— Colonel, ces textes ont été écrits par un commissaire de l’Armée rouge et concernent directement votre cible, l’adjudant-chef Vassili Zaïtsev. Il semble qu’un simple chasseur de Sibérie soit devenu un héros pour les Russes…
— Et un problème pour vous ? fit Thorvald sans lever les yeux de son café.
— Encore plus que ces articles ne le laissent supposer, reconnut Ostarhild. Ce Zaïtsev, surnommé le Lièvre, dirige une sorte d’école improvisée de tireurs d’élite russes. Ces deux dernières semaines, de nouveaux noms sont apparus dans ces articles, ils sont soulignés dans la traduction : Medvedev, Tchekov, Shaïkine, Tchernova. Tous des élèves à lui. Le commissaire pense que certains d’entre eux rivalisent d’audace avec leur maître, mais aucun ne le surpasse en adresse. Le Lièvre a appris à trois douzaines de soldats à opérer directement sur le front. Avec une distance de tir variant entre trois cents et quatre cents mètres, ils causent des dégâts non négligeables derrière nos lignes. Nous perdons des hommes, oui, mais plus grave encore, nous perdons le moral avec une rapidité effrayante.
Le colonel leva la tête.
— Trois cents à quatre cents mètres. Ce n’est pas un exploit pour un bon tireur.
— Selon ces articles, la distance de tir de Zaïtsev se situe entre cinq cents et cinq cent cinquante mètres.
— La mienne est plus élevée, déclara Thorvald d’un ton calme.
Ostarhild attendit que le SS ait fini sa tasse et la pose sur le bord du bureau pour reprendre :
— Colonel, j’ai reçu l’ordre de vous prodiguer toute l’aide possible. J’ai pris des dispositions pour vous loger ici, dans mes bureaux. Une pièce vous y sera réservée jusqu’à la fin de votre mission. En outre, j’ai
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