La guerre des rats(1999)
avait de la chance, il le savait, de disposer d’un endroit sûr et tranquille pour se reposer.
Il passa plusieurs heures à étudier, à la lueur d’une lanterne, des cartes du quartier des usines et des logements ouvriers étalées par terre devant lui. Faisant appel à sa connaissance du front, il cherchait des indices sur l’endroit où le Lièvre pouvait opérer. Il est peu probable qu’il rôde dans le bâtiment le plus au nord, l’usine de tracteurs, supposa-t-il. Nous y avons quasiment écrasé toute résistance fin octobre. Nous la contrôlons, et elle ne vaudra jamais le prix que nous l’avons payée. Celui du milieu, les Barricades, penche enfin de notre côté après des semaines de combat. Mais chaque pas dans ce monstrueux dédale d’acier et de béton est incroyablement dangereux. En outre, il n’y a dans les Barricades que des caporaux et de simples soldats qui donnent leur vie comme on jette un dé. Zaïtsev aime les plus gros poissons, ceux qui ont les honneurs de la presse russe : officiers, observateurs d’artillerie, mitrailleurs. Il aime les effets spectaculaires. Je pense qu’il doit opérer dans Octobre-Rouge ou dans le couloir qui sépare Octobre-Rouge de la Lazur. Ou sur la pente est du Mamayev Kourgan. C’est dans ces secteurs que les Russes sont les plus forts. Zaïtsev ne gâcherait pas ses talents et ne risquerait pas sa vie pour des batailles perdues.
Nikki éteignit la lampe. Qu’est-ce que le colonel avait voulu dire en affirmant que tous les tireurs d’élite étaient des lâches ? Les Russes aussi ? Zaïtsev serait un lâche ? Le caporal repensa à certains des combats qu’il avait livrés, à d’autres qu’il avait observés pour Ostarhild. Il se rappela le soldat rouge abattu alors qu’il s’apprêtait à lancer un cocktail Molotov. La bouteille lui avait échappé, il s’était transformé en torche. Sachant qu’il était perdu, il avait saisi une autre bouteille et, malgré ses souffrances, avait couru droit sur un panzer et avait fracassé la bouteille sur le radiateur du blindé, pour y mettre le feu. Où étaient les lâches de l’Armée rouge ? Nikki n’en avait jamais vu. Ils avaient été les premiers à mourir, il n’en restait plus un seul.
Allongé dans le noir, les yeux grands ouverts, le caporal contemplait ses souvenirs. Son esprit planait comme un faucon au-dessus des deux derniers mois. Les maisons. Les usines. La Volga verte. Il écouta les battements de son cœur : c’était le martèlement des obus de mortier. Sa respiration sifflait comme les râles des mourants. Le froid et le silence de la cave étaient les pouces de la mort qui lui pressaient la gorge. Ses sens tournoyaient. Il avait l’impression qu’il tombait, qu’on l’avait précipité dans le vide.
Il se redressa dans le noir en entendant des pas au-dessus de lui. Ostarhild appela pour annoncer sa présence dans le bâtiment, précaution destinée non au caporal mais à lui-même. Nikki alluma sa lanterne et la porta au pied de l’escalier.
— Oui, lieutenant. Venez.
L’officier descendit les marches.
— Désolé de vous réveiller, caporal Mond, mais j’ai besoin de vous.
— Oui, lieutenant.
— Cinq bataillons de la 336 e de sapeurs sont arrivés en début de soirée. Paulus va lancer un nouvel assaut contre les Barricades. Un câble téléphonique reliant mes bureaux au dépôt ferroviaire situé au sud de l’usine Lazur a été rompu. Il faut rétablir cette ligne de communication avec la 336 e pendant qu’elle se met en position…
Mond hocha la tête.
— J’ai déjà envoyé un homme la réparer, mais il a disparu, poursuivit Ostarhild. Je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé. C’était un bleu, il a pu se passer n’importe quoi. J’aurais préféré vous laisser vous reposer, mais je suis obligé de faire appel à vous. (Le lieutenant tendit à Nikki une torche électrique.) Allons-y. Ça ne devrait pas vous prendre trop longtemps.
Nikki posa la lanterne par terre, alluma la torche pour guider l’officier dans l’escalier. Il laissa son fusil dans le coin de la cave où il était posé depuis des semaines.
Parvenu devant le bureau, le caporal dirigea le faisceau de la lampe sur le sol. Ostarhild indiqua le fil noir courant vers une ruelle. Ces câbles épais avaient été dévidés de rouleaux géants installés à l ‘arrière de camions afin d’assurer la liaison téléphonique entre quartiers généraux pendant que l’armée
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