La guerre des rats(1999)
vous mangerez bien. Pensez à la moisson désastreuse cette année dans votre pays, pensez à vos enfants, à vos parents qui ont faim. » Nikki s’efforça de ne plus entendre que le grésillement de l’appareil.
— Il devrait baisser le volume, pouffa Thorvald. C’est beaucoup trop fort.
Nikki ferma les yeux. C’est vieux, c’est lamentable, comme propagande. Si le colonel veut écouter cette merde, très bien. Il pourra en parler à ses élèves ou à ses amis, à l’opéra, quand il rentrera à Berlin.
— Il a raison, vous savez, reprit Thorvald. (Nikki garda le silence.) La récolte a été catastrophique cette année en Allemagne. Beaucoup de gens ont faim.
— Ne faites pas attention à ce boniment, mon colonel.
— Bien sûr. Ce n’est que… Ils font ça tout le temps ?
— Tout le temps, mon colonel.
— Et ça marche ? Ça vous embête ?
Nikki trouvait que Thorvald posait beaucoup de questions. Il est colonel, bon sang. Il doit savoir ce que c’est que la propagande.
— Ça marche quelquefois, oui. Et non, ça ne m’embête plus. Je n’écoute même pas.
Thorvald pencha la tête en arrière, regarda le ciel envahi par la voix claironnante.
— C’est plutôt bien fait, estimat-il. Les Russes sont bons, dans ce domaine. Ils s’entraînent sur leur propre peuple, mmm ?
De nouveau, ce sens de l’humour. Nikki sourit aux yeux du colonel, immenses même lorsqu’ils se plissaient au-dessus d’une bouche amusée. Allez, on bouge, pensa-t-il. Il n’y a rien à faire ici.
Une mitrailleuse se mit à jacasser sous eux. Les deux hommes se hissèrent au bord de la tranchée, braquèrent leurs jumelles sur la pente. Cent cinquante mètres plus bas, sur la gauche, la mitrailleuse était nichée derrière une rangée de sacs de terre. Ses servants visaient un point situé près du pied de la butte. Dans ses jumelles, Nikki distingua à peine les deux petits tas de briques sur lesquels le mitrailleur s’acharnait.
Sous les balles, le haut-parleur devint silencieux.
La mitrailleuse se tut à son tour. Une autre, positionnée à droite des tas de briques, ouvrit le feu.
Au bout de quelques secondes, elle fut elle aussi réduite au silence.
— Des tireurs d’élite, murmura Thorvald.
Nikki regarda attentivement les tas de briques. Quand la poussière soulevée par les balles retomba, il vit l’arc d’un pavillon de métal : le haut-parleur. Derrière l’un des tas, une forme. Un homme casqué ? Difficile à dire. La distance devait être de quatre cents mètres, peut-être plus.
— Mon fusil, réclama Thorvald.
Il veut tirer de cette distance ? Je vais le voir à l’œuvre et je saurai enfin ce qu’il y a sous le costume blanc de ce tireur de l’opéra de Berlin.
Au moment où Nikki posait le fusil à lunette dans la neige près du colonel, un obus de mortier passa en sifflant au-dessus de leurs têtes. Une seconde plus tard, des colonnes de fumée et de poussière avalèrent le haut-parleur. Le bruit des explosions descendit du sommet du Mamayev Kourgan d’où les mortiers pilonnaient la tranchée russe.
Quand le bombardement cessa, Thorvald prit son fusil et dit d’une voix calme :
— Cet homme dont l’allemand est si mauvais, il va essayer de récupérer son haut-parleur. C’est très important, pour lui.
Il remuait uniquement la mâchoire en parlant. Le fusil, la lunette ne bougeaient pas.
— Ses amis les tireurs embusqués sont trop loin pour lui déconseiller de le faire. Il va tendre le bras dès qu’il aura épousseté son uniforme.
Thorvald guettait. Nikki attendait, mesurant le temps qui passait en inspirations et en battements de cœur. Sans prévenir, sans faire de commentaire, le colonel tira. La détonation abasourdit Mond.
— Vous l’avez eu ?
Sans répondre, Thorvald ramena la culasse en arrière. Une douille atterrit près du bras de Nikki, qui saisit ses lunettes pour vérifier si Thorvald avait fait mouche. Il trouva rapidement le tas de briques, constata que le haut-parleur y était encore. Le colonel a dû l’avoir, conclut-il. Il regarda au-delà des briques, découvrit la minuscule tête casquée. Non, il est encore debout. Comment ça se fait ?
Thorvald fit feu de nouveau. Le casque tomba derrière la nuque de la cible. Avant que Nikki ait pu relâcher sa respiration, le colonel éjecta une autre douille fumante, tira une troisième fois. Dans les jumelles du caporal, la tête tressauta mais reprit aussitôt sa position. Elle encaissa
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