La guerre des rats(1999)
deux autres balles, tirées par le maître allemand en une succession d’une incroyable rapidité. Thorvald hésita, une autre balle déjà dans la chambre. La tête disparut ; il abaissa son fusil.
Comment peut-il tirer aussi vite ? Comment peut-il toucher une cible aussi petite qu’une tête, tout en bas, à quatre cents mètres de distance ? Il est si bon que ça ? Et pourquoi la tête n’a-t-elle pas explosé ? Pourquoi refuse-t-elle de mourir ? Bouche bée, Nikki fixa le colonel. Thorvald soutint un moment son regard des lacs jumeaux de ses yeux, puis se laissa glisser dans le fond de la tranchée.
— Mettez-vous à l’abri, caporal. Ce sont eux qui vont tirer, maintenant.
Mond recula en se tortillant, s’assit lui aussi au fond de la tranchée. Il ouvrit la bouche pour parler, mais trop de pensées se bousculant en même temps dans sa tête pour trouver une expression provoquèrent un embouteillage.
— C’était un mannequin, Nikki. Une ruse. Posé là pour nous attirer.
La ruse a marché, Thorvald a tiré, pensa Mond. Il prit une inspiration, mit de l’ordre dans sa tête.
— Mais pourquoi tirer sur un mannequin ? À quoi ça a servi ?
L’amateur d’opéra prit un morceau de pain dans son sac, le rompit, en donna la moitié à Nikki.
— Je vous l’ai dit, caporal : nous allons nous conduire en loups. Nous allons nous annoncer à ce Zaïtsev avec des petits trucs de ce genre. Nous nous montrerons très dangereux, enragés même. Nous allons tirer sur tout ce qui bouge, et aussi, comme vous venez de le voir, sur ce qui ne bouge pas. Il entendra parler de cette… démonstration de mes capacités. Il saura que quelque chose a changé dans le camp allemand. Nous deviendrons pour lui un défi, un monstre à abattre. Une obsession. « Bonté divine, il y a en face un tireur meilleur que moi ? se demandera-t-il. Impossible ! » Mon existence l’inquiétera, le hantera. Il se mettra à ma recherche, il essaiera de se faire une idée de moi. Il en perdra le sommeil. Nous le ferons sortir, Nikki, comme du pus d’une blessure. Il n’aura plus qu’une idée : me traquer. Et cela me le livrera les mains liées.
Mond regarda Thorvald mastiquer. Il ne pouvait lui révéler que les rouges savaient déjà qu’il était venu de Berlin, que Zaïtsev avait peut-être même commencé à le traquer. La mission du caporal consistait à garder Thorvald en vie jusqu’à ce qu’il soit en position de tuer le Lièvre. Mais il devait le faire sans lui révéler sa propre couardise, sa trahison, les renseignements balbutiés à l’homme aux dents en or et à la lame appuyée sur sa gorge, la nuit précédente.
— Nous attirerons le Lièvre à nous, Nikki. Et nous pourrons ensuite le tuer tout à loisir.
16
Nikolaï Koulikov devient un maître, se dit Zaïtsev.
Il écarta son visage du périscope pour regarder le profil du soldat. Il est vraiment rusé. Je vais en faire un instructeur pour ma prochaine fournée de lièvres.
— Prêt ? murmura Zaïtsev.
Le petit tireur d’élite visait à travers sa lunette, la bretelle de son Moisin-Nagant entourant son poignet pour maintenir fermement sa main derrière la détente. La crosse en bois balafré adhérait à son épaule. Le canon de l’arme reposait sur un morceau de tissu couvrant la rouille d’une énorme poutrelle d’acier.
Koulikov acquiesça d’une légère inclination de la tête.
Zaïtsev tendit le bras vers Zviad Baugderis, l’équipier géorgien de Koulikov dans le secteur 2, qui tira deux fois sur une ficelle.
Le Lièvre revint à son périscope. C’était à lui de guetter et à Koulikov de tirer. À deux cent cinquante mètres de distance, cinq wagons criblés de balles étaient immobilisés sur une voie ferrée, en haut d’un talus d’un mètre. Zaïtsev retint sa respiration pour immobiliser l’image grossie.
Il se concentra, guetta un mouvement dans le chaos de rails, de briques et de neige. Il aperçut un éclair de chair, murmura à Koulikov :
— Là-bas. Le wagon de gauche. Derrière la roue arrière. Il lorgne.
La tête d’un soldat allemand apparut en partie dans le périscope derrière une des grosses roues d’acier.
La voix de Koulikov indiquait sa concentration : il étirait les mots comme s’il chantait un couplet.
— Alleeez, salauud. Montre-moi les deux yeeeux…
L’Allemand regarda pardessus la roue. Zaïtsev fut étonné et même un peu amusé de voir ça. Il savait que le nazi, effrayé, avait
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