La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
revint dans la cuisine et s’exclama d’une voix enjouée :
– J’ai une faim de loup ! Quand est-ce qu’on mange ?
***
– Alors je lui ai dit : « Maman, celui qui comme moi a décidé de consacrer sa vie à l’art ne peut développer ses talents ailleurs qu’à Vienne, le centre de toute réalisation artistique digne de ce nom ! »
– Ça c’est drôlement bien dit, et elle t’a répondu quoi ?
– Elle a dit oui, bien sûr.
August hocha la tête avec admiration : une fois de plus son invraisemblable esprit de suite avait réussi.
– Tu pars quand ?
– Dans deux semaines.
– Mais les inscriptions sont en septembre.
– Oui, mais c’est comme à la guerre, je vais reconnaître le terrain.
Ils sortirent de la cité et longèrent le fleuve aux eaux brunes, marchant d’un pas égal vers le Turmleiten.
– C’est quand j’ai ajouté : « Si papa n’était pas parti à Vienne quand il avait treize ans, il serait un simple cordonnier à Spital », qu’elle a cessé de me faire des histoires. Tu verras, Gustl, une fois là-bas, je me renseignerai pour ton inscription au Conservatoire, et quand je reviendrai, je convaincrai tes parents de te laisser venir avec moi… Tu ne peux tout de même pas rester tapissier, tu sais très bien que ce serait ta mort ! Tu as des talents de chef d’orchestre et ta passion est la musique, il est donc exclu que tu fasses autre chose… Tu verras, nous deux là-bas, ça va être FORMIDABLE !
August aurait aimé partager son enthousiasme, mais il venait d’obtenir sa maîtrise de tapissier et il voyait mal son
père (à la santé chancelante) l’autoriser à partir à Vienne alors qu’il était plus que jamais destiné à lui succéder.
Ils dépassèrent l’embarcadère de la Gasthaus Donautal où des mariniers buvaient de la bière en terrasse et s’engagèrent sur l’abrupt sentier qui zigzaguait jusqu’au sommet du Turmleiten. Tous les cinq virages, un banc permettait de se reposer en admirant le fleuve coulant plus bas.
– Tu vas être parti longtemps ?
– Environ deux mois… et je compte sur toi pour me donner des nouvelles de Stefanie. Voilà ce que tu dois faire : tous les jours, tu te posteras à l’endroit habituel, et quand elle s’étonnera de ne pas me voir en ta compagnie, elle viendra forcément te demander de mes nouvelles. Alors tu lui diras ceci : Il n’est pas malade, il est juste parti à Vienne pour devenir peintre ; quand il aura terminé ses études, il voyagera un an en Italie pour parfaire son éducation, et dans quatre ans il reviendra pour demander votre main. À ce moment-là, si tu vois qu’elle est d’accord, tu lui dis qu’il s’occupera aussitôt des préparatifs du mariage. Allez, répète.
August répéta docilement.
– Tu sais où tu vas loger ?
– Ma famille de Spital m’a donné l’adresse d’une pension convenable.
Il y avait une question qu’August n’osait poser : d’où venait l’argent qui permettait à son ami non seulement de mener une vie parfaitement oisive, mais aussi de séjourner deux mois dans la capitale ? Pour l’intéressé, la question n’avait aucun sens : quand il n’avait plus d’argent, il en demandait à sa mère qui puisait dans le pactole laissé par Marcello Tricotin.
La pente du sentier s’élevant de plus en plus, ils se turent pour ne pas s’essouffler. Comme chaque fois, Adolf se crut obliger de distancer son camarade. C’était plus fort que lui, il ne suffisait pas de monter, il devait aussi arriver le
premier. Ils firent halte après avoir quitté le sous-bois et débouché sur le sommet ensoleillé du Turmleiten. Tout en mâchonnant un long brin d’herbe à la sève sucrée, le futur étudiant des Beaux-Arts saisit l’occasion pour exposer au futur étudiant du Conservatoire son programme viennois.
– J’ai l’intention d’examiner très précisément les chefs-d’œuvre du Hofmuseum, ensuite je vérifierai si le Ring est aussi merveilleux que les Viennois le prétendent. Je sais qu’il mesure quatre kilomètres, mais fais-moi confiance, je ne vais pas en rater un centimètre, et si quelque chose cloche, tu peux être sûr que je m’en apercevrai.
Ils reprenaient leur marche quand Adolf se pétrifia dans ses chaussures.
– Vois-tu ce que je vois ?
– Non.
– Il y a quelqu’un sur mon banc !
En effet, une silhouette en uniforme se profilait au centre de son cabinet de travail.
– Tant pis,
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