La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
rebiffer quand Hanisch le lui déconseilla, profitant de l’occasion pour le tutoyer.
– Laisse tomber, c’est Peau de Vache. S’il t’a dans le nez, il peut te faire renvoyer ! Viens.
Quand ils furent tous alignés dans le couloir, Peau de Vache les conduisit au dortoir C, une immense salle abritant douze rangées de dix lits numérotés. Les fenêtres donnaient sur le mur du cimetière de Meidling derrière lequel l’asile avait été construit.
Hanisch suspendit son havresac au portemanteau métallique fixé à la tête du lit, tandis qu’Adolf se laissait choir sur son lit en poussant un soupir de satisfaction. Il fermait les yeux et se serait endormi si Hanisch ne l’avait pas secoué.
– Relève-toi, vite ! C’est interdit de s’allonger avant 20 heures.
– Mais pourquoi ? C’est idiot ! J’ai sommeil, c’est maintenant que je veux dormir.
– C’est interdit avant le sermon du directeur.
– Je m’en contrefiche !
– C’est obligatoire. Si tu n’y vas pas, tu es viré. Allez, relève-toi avant que Peau de Vache te voie.
Adolf obéit de mauvaise grâce.
– À l’hôtel c’est avec de l’argent, ici c’est avec un sermon, dans les deux cas il faut toujours payer.
– Eh oui, rien pour rien, c’est ça la charité des youpins, approuva Hanisch en désignant le portrait de Herr Künast le bienfaiteur. En dessous, dans un placard grillagé, se trouvait le copieux règlement intérieur : soixante-six articles, plus les alinéas.
– C’est peut-être un Juif mais son nom ne l’est pas, objecta Adolf.
– T’as qu’à lire les noms des donateurs et tu verras qu’il y a un Epstein. Alors, Epstein, ça te va comme preuve ?
– Vous ne les aimez pas ?
– Parce que toi tu les aimes ?
Adolf secoua lentement la tête.
– Pas particulièrement, mais je ne les déteste pas… En fait, ils m’indiffèrent.
– C’est parce que tu les connais mal, mais à moi, ils me la font pas !
Ils déplièrent la paire de draps et de couvertures posés sur le matelas et ils firent leur lit ; Hanisch avec expertise, Adolf avec une moue dégoûtée.
– On a encore un quart d’heure. Allons au foyer, ici c’est interdit de fumer, proposa Hanisch en montrant son paquet de cigarettes.
– Je ne fume jamais, c’est très mauvais pour la santé. C’est prouvé scientifiquement.
Adolf le suivit néanmoins au foyer où ils s’installèrent à une table du fond. En attendant l’heure du sermon, ils firent prudemment connaissance.
– Où tu l’as pêché, ton accent bavarois ?
– J’ai habité en Bavière quand j’étais petit. Mon père était en poste à Passau. Je suis un vrai Germain.
Soucieux de se démarquer du ramassis de malchanceux récidivistes, de chômeurs à perpétuité, de voleurs de poules, de clochards professionnels qui les entouraient, il haussa le ton :
– C’était un officier supérieur des Douanes impériales.
– C’était ?
Sa mèche glissa sur son front. Il la remit en place.
– Mon père et ma mère sont morts.
Hanisch alluma une cigarette :
– Et ton cocard ?
Adolf haussa les épaules.
– Et vous ? Comment avez-vous échoué ici ?
Hanisch fit mine de s’intéresser à l’ongle démesurément long de son auriculaire qui lui servait de cure-oreille, parfois de cure-nez.
– Oh, moi, je suis juste dans une mauvaise passe, ça ne va pas durer. Dès que je me serai refait, je retournerai à Berlin d’où je viens… car moi aussi, figure-toi, je suis un bon Germain.
Sudète né à Prague vingt-sept ans plus tôt, Reinhold Hanisch, alias Fritz Walter, était un graveur sur cuivre sans talent qui avait déserté l’atelier familial pour se rendre à Berlin et devenir le valet de chambre d’un antiquaire homosexuel qui le chassa trois jours plus tard après qu’il avait refusé ses avances. L’antiquaire étant aussi juif, Hanisch devint antisémite. Livré à lui-même dans la capitale du Reich, il avait successivement été veilleur de nuit, garçon de course, modèle nu dans une école de peinture, vendeur à la sauvette de stylos made in America capables de corriger automatiquement les fautes d’orthographe. Puis ce fut une fumeuse affaire de pilules rajeunissantes chimiquement testées par la preuve par neuf, qui lui avait valu ses premiers démêlés avec la justice, le contraignant à quitter Berlin pour Munich. Mais à Munich, une affaire de montres suisses aux rubis en bois véritable
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