La lanterne des morts
expliquant:
– Ce prêtre est aussi un sans-culotte… mais les voies du Seigneur sont impénétrables.
– Seriez-vous chrétien? demanda Mahé, surpris.
Gréville réfléchit un instant, puis:
– S'Il existe tout de même, il serait prudent de ménager Dieu aussi, j’ai mes accommodements…
Puis, désignant l’église d’un geste large:
– Saint-Pierre-aux-Bœufs. Je raffole de son histoire. Elle fut construite sur les ruines d’un oratoire. On dit qu’aux temps anciens, des bœufs qu’on menait aux abattoirs s’étaient agenouillés en passant devant le portail un jour d’éclipse de soleil. Pareil spectacle stupéfia le peuple, les bêtes furent graciées et l’église y gagna un nouveau nom.
On apprécia puis – les deux officiers avec des sentiments mitigés – on pénétra dans l’édifice religieux où un prêtre compréhensif hâta grandement la cérémonie.
Celle-ci terminée, il se plaignit à Gréville qu’on eût enterré deux guillotinés dans son minuscule jardin. Le policier promit d’intervenir auprès de la Commune de Paris puis, entraînant ses amis:
– On ne sait plus où enterrer tous ces morts.
– C'est à ce point? demanda Mahé.
– Et plus grave encore. Les voisins du cimetière de la Madeleine se plaignent des odeurs, et pareillement ceux de Sainte-Marguerite. On procède donc à des enterrements de nuit, à Picpus, mais là encore, l’odeur des cadavres des décapités trahit les autorités de la ville. Tiens, j’aurais peut-être une chose à vous montrer. Vous êtes là aussi pour connaître Paris et ses mystères, n’est-ce pas?
Victoire, Valencey d’Adana et Mahé eurent l’impression que le chef de la police secrète cherchait à gagner du temps mais ils ne posèrent pas de questions et se laissèrent mener au cimetière de la petite église de Saint-Cosme. Des fossoyeurs ouvraient des tombes très anciennes destinées à recevoir les nouveaux locataires envoyés par le Tribunal révolutionnaire.
D’un geste, Gréville écarta les ouvriers, puis montra des restes humains en disant:
– Vous ne remarquez rien?
Valencey d’Adana hocha la tête.
– En effet, et c’est très curieux: tous ces squelettes ont la colonne vertébrale incurvée.
Troublé, Gréville répondit:
– À l’origine, c’était un jeune garçon, un petit bossu, un malheureux souffre-douleur. Il était si seul et si malheureux qu’à l’âge de quinze ans, il se laissa mourir ici même, en ce qui était alors un jardin. Le curé, pris de pitié, l’y ensevelit. On ne sait comment la chose s’apprit mais dans les siècles qui suivirent, tous les bossus de Paris vinrent y mourir pour y être enterrés 1 . Pitoyable, n’est-ce pas?
Il semblait si touché, si blessé, que tous en furent émus mais l’étrange policier changea d’attitude en un instant, passant à une franche gaieté:
– Mes amis, inutile de vous le cacher: j’attends cet instant depuis ce matin. C'est l’heure. Ah, suivez-moi, vous ne le regretterez pas.
– Où nous menez-vous? demanda Victoire.
– Rue Amyot.
– Qu’y voit-on? s’enquit Mahé.
– Voir n’est pas le mot, disons: entendre!… Entendre une chose des plus curieuses: un puits qui parle!
Le puits de la rue Amyot ne semblait point extraordinaire sinon qu’il était bas et dangereux pour les piétons. Gréville s’en approcha et, devant les autres assez perplexes, cria en direction du fond:
– Saint-Denis, Beaugency, Notre-Dame-de-Cléry…
– Vendôme!… Vendôme!… lança des entrailles de la terre une voix qui semblait d’outre-tombe.
Après un court silence, la voix demanda:
– Qui êtes-vous?
– Un envoyé des princes.
– Mais encore: votre nom?
Gréville adressa un clin d’œil à ses compagnons:
– Vicomte de Saint-Argousin.
– Je ne vous connais point, monsieur, mais brisons là avec ceci: voici des nouvelles!… Robespierre est mort, remplacé par une poupée de cire. Le roi est arrivé de Prusse et dîne ce soir avec le tsar. Les Vendéens sont à Marseille et les Marseillais à Strasbourg. Au cul, leur République, au cul: faites-le savoir au peuple de Paris.
– Quelle histoire!… répondit Gréville en faisant signe à deux ouvriers qui attendaient près d’un tombereau. Les hommes se mirent en marche, précédés d’une insupportable odeur.
Au fond du puits, la voix reprit:
– Et en voici d’autres: Marat n’est pas mort mais moine au Mont-Saint-Michel, les armées de la
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