La lanterne des morts
les armes à la main fut égorgée et son corps, nu, jeté sur un tas de fumier… Le chef royaliste, dit «l’Épluché» en cela qu’il était totalement chauve, fut capturé et fusillé sans procès sur ordre de Valencey d’Adana. Mais la nuit même, on captura trois Vendéennes lesquelles, s’étant introduites dans le camp des troupes de marine, crevaient les yeux des chevaux avec des aiguilles…
Ces horreurs n’arrêtèrent pas Victoire, au contraire. Pendant les trois premières semaines, elle se rendit dans chaque unité de la 123 e , du génie à l’intendance, en disant simplement:
– Apprenez-moi, citoyens!
On la vit même tirer – avec un certain bonheur – au canon où l’officier, qui ne parvint pas à se défendre d’une certaine condescendance en la recevant, lui expliqua:
– C'est un canon Gribeauval, le meilleur du monde. Bien entendu, vous n’y entendez rien?
– Pourquoi cela?
– Vous êtes une femme.
– Je connais le canon Gribeauval.
– Soit. M’en parlerez-vous?
– C'est un canon de bronze selon un mélange de cuivre à 90 % et d’étain à 10 %. Les affûts sont en bois de chêne, renforcés de métal, l’axe des roues est un alliage renforcé défini par notre général. Les appareils de pointage sont très perfectionnés car la hausse, ici, est ajustable pour régler la distance de tir. Les nôtres sont des canons de douze tirant des projectiles de six kilos à une vitesse de quatre cent quinze mètres à la seconde. Ces boulets sont en fer forgé, sphériques, contenant une charge explosive de poudre noire avec une fusée à retardement. Un tel boulet traverse deux mètres de terre ou quarante centimètres de muraille maçonnée. Avec le Gribeauval, le boulet arrive dans un hurlement qui glace le sang des brigands de la Vendée. Quatorze coups à la minute au jugé, sept pour les tirs de précision. Portée hasardeuse de neuf cents mètres, précise de quatre cents. Qu’ai-je oublié?
L'officier, un assistant talentueux de Guillaume de Lamorville, maître de l’artillerie de La Terpsichore , la regarda avec incrédulité avant de tenter de la débaucher:
– Pourquoi perdre votre temps dans la dangereuse cavalerie, princesse? Venez donc chez nous, l’artillerie, c’est l’avenir.
Le camp s’organisait très méticuleusement, avec un premier rideau de «sentinelles perdues», les plus avancées, presque au contact de l’ennemi. Les mots de passe changeaient toutes les nuits, fonctionnant par ensemble de trois mots tels: «Révolution-Convention-vertu», «roi-tyran-oppresseur» ou «peuple-fraternité-nation».
En un instant, mouchant les chandelles avec les doigts, on pouvait plonger le camp dans l’obscurité et gagner son poste de combat sans hésiter. Les hommes dormaient théoriquement sur de la paille dans des tentes de sept à huit mais la plupart se sentaient plus en sécurité à la belle étoile.
Les marins avaient unanimement refusé le bicorne, réputé moins gênant pour le tireur embarrassé de son long fusil et d’une baguette: ils acceptaient de mourir, mais coiffés du tricorne de la marine.
Le vocabulaire se modifiait au contact d’autres régiments. Lorsqu’un marin tireur d’élite tuait un officier vendéen, il disait comme dans l’infanterie: «Je lui ai donné son billet de sortie de ce monde» ou «Le voilà expédié dans le royaume des taupes.»
Pas de blanchisseuses: dans la marine, on lave son linge soi-même. Pas de vivandières. Une seule cantinière. Aux armées, certaines, très belles, monnayaient leurs charmes mais d’autres étaient avant tout patriotes. Celle des marins était une fervente admiratrice de feu Marat et haïssait les brigands de la Vendée. Réputation sans tache et héroïsme au combat: dommage qu’elle eût une tête de phoque. Mais au fond, les marins étaient rassurés par ce genre de femme courageuse soignant les blessés sous la mitraille, donnant de l’eau-de-vie aux mourants. Celle-ci, la Marie-Jeanne, portait une robe à rayures tricolores, des bottes et un bonnet de police, tout cela avec un air martial assez piquant mais les marins lorgnaient plutôt vers le petit tonneau d’eau-de-vie qu’elle portait en sautoir.
Sous sa tente, elle vendait des suppléments de nourriture tels beignets ou craquelins et de boissons, se déplaçant avec un âne, «Louis XVI», tirant une petite charrette. Les marins aimaient se retrouver quelquefois sous la tente de Marie-Jeanne pour jouer aux
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