La lanterne des morts
cependant pas la moindre inquiétude.
Chose à peine concevable, le chef de la police secrète française avait pour la première fois de sa vie donné sa confiance, toute sa confiance, à un homme: Valencey d’Adana.
Il ne pouvait donc tout simplement pas s’être trompé, quelles que fussent les apparences.
Dawson, chef de l’espionnage anglais, attendait également place de la Révolution, enlaçant tendrement la taille fine et cambrée de Léonore, celle qu’il aimait plus que tout, et même que sa propre vie. Avec l’art consommé du maître-espion, il tenait des nouvelles fraîches d’un officier qui ne s’était pas même rendu compte qu’on l’interrogeait, à moins qu’il n’ait voulu étonner la belle Léonore qu’il ne quittait pas des yeux.
Quoi qu’il en soit, Dawson savait que le défilé serait une véritable catastrophe.
Voilà encore un mois, pareille nouvelle l’eût transporté de joie à l’idée de ces millions de Français sombrant dans le ridicule.
Or, à son grand étonnement, c’est la tristesse qui emplissait son âme tout entière. Triste, le mot lui sembla bien faible, ou bien fallait-il lui adjoindre «abattement», «consternation», «accablement»?…
Prompt à fouiller son âme, exercice auquel il devait sa survie, ce qu’il y découvrit le stupéfia. Sans doute était-il triste pour celle qu’il aimait, laquelle, à l’annonce de cette nouvelle d’un désastre imminent, parut au bord des larmes. Mais au-delà de Léonore, l’idée de voir un cœur si noble et un héros si attachant que Valencey d’Adana humilié publiquement, eh bien cette idée l’affligeait.
Et pareil de ce peuple qu’il aimait de plus en plus bien qu’il fût parfois hargneux, critiquant la terre entière, mais aussi courageux, dur à la peine, souvent plein d’esprit et parfois sublime.
Le chef des espions de George III d’Angleterre comprit qu’il se sentait plus proche de ces républicains français dos au mur, faisant face à toute l’Europe coalisée sur ses frontières, que de son roi et de son aristocratie empaillée.
Victoire était arrivée fort tôt pour se bien placer au premier rang. Mais, petit à petit, des sans-culottes étaient passés devant elle, ce que voyant, un sous officier de la garde nationale qui avait remarqué sa grande beauté l’était venu chercher, la plaçant de nouveau au premier rang en disant:
– Reste à mes côtés, citoyenne, et nul ne te repoussera vers l’arrière.
Elle remercia. Il se pencha alors vers elle et, sur le ton de la confidence:
– Quoiqu’il vaudrait peut-être mieux: on dit que les marins ne savent pas défiler et que nous courons à la catastrophe.
– Qui dit cela?… s’insurgea Victoire.
– Une rumeur qui court entre nous, ceux de la garde nationale.
Des milliers d’hommes de la garde nationale isolaient en effet la foule de la chaussée que devaient emprunter les troupes pour le défilé.
De garde en garde, un bruit pouvait en effet courir d’un bout de la chaîne à l’autre.
Victoire toisa le sous-officier:
– Quant à moi, citoyen, je n’en crois rien.
– Nous verrons!… ricana-t-il en ajoutant: chacun à sa place. Est-ce que nous organisons des parades navales sur la Seine, nous autres?
À cet instant, un homme en noir remit une lettre à la ci-devant marquise et s’éclipsa. Son cœur battit la chamade en reconnaissant l’écriture de Valencey d’Adana: Gréville, qui aimait mettre toutes les chances du côté de la cause qu’il servait, venait de faire parvenir la «lettre d’adieu» de Joachim… discrètement récupérée.
Elle le savait vivant mais lut, relut et lut encore. Puis elle fondit en larmes et éclata de rire avant de choisir de rire et pleurer tout en un.
Sous les regards perplexes de ses voisins…
1 Place de la Concorde.
38
Les milliers de femmes et d’hommes massés place de la Révolution entendirent une immense et impressionnante clameur qui se rapprochait et l’on ne saurait trop démêler s’il s’agissait de hurlements d’acclamation ou de huées. Mais chose très curieuse, comme la foudre précède le tonnerre, un silence profond devançait toujours, en décalage, les cris.
Et ce silence mortel ne laissait rien augurer de bon, la parade des rumeurs mauvaises défilant plus vite que celle des hommes…
Puis l’on vit enfin les troupes de marine déboucher sur la place et ce fut effectivement un silence stupéfait qui les accueillit.
Le premier
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