La lanterne des morts
tous, flambant neufs, avaient été peints en un très joli vert foncé et sur les bâches chamois on pouvait lire en lettres noires dessinées en demi-cercle: 123 e demi-brigade «Liberté, liberté chérie».
Une trentaine de mètres derrière venaient les troupes noires. Hyppolite avait été nommé lieutenant le matin même par Saint-Just sur proposition du ci-devant prince d’Adana. Le nouveau lieutenant, au reste, s’était évanoui et fut si émotionné, lui, l’ancien esclave promu officier de la République, qu’on craignit un instant qu’il ne pût défiler.
Le peuple de Paris fit un triomphe à cette troupe. Fusiliers dans leurs jeunes années, ils portaient à présent l’uniforme des grenadiers de marine avec cette coiffure extraordinaire – que devaient copier les Anglais – appelée «le bonnet d’ours», haut chapeau à poils noirs barré d’une chaînette et portant une plaque dorée.
On commençait à s’habituer au pas de la 123 e demi-brigade avec, au milieu du mouvement, comme une fugitive hésitation, une suspension d’une seconde. Cela donnait aux centaines d’hommes qui défilaient ce côté aérien, léger et irréel.
Puis vint le gros de la formation, un carré de quatre cents hommes, quatre cents bouquets tricolores fleurissant autant de canons de fusil.
C'est ceux-là qui lancèrent la chanson de marche en arrivant sur la place, reprise dans tout le rang, de la fin du cortège jusqu’aux Américains de tête.
On n’avait pas sacrifié le quotidien de la marine à l’air du temps… pour une fois que la marine «occupait» Paris. En effet, il ne s’agissait pas là d’un chant martial et révolutionnaire mais tout au contraire d’une très vieille chanson que des générations de marins français avaient fait connaître, et presque toujours aimer, sur toutes les mers du monde.
Les femmes qui à l’instant hurlaient leur bonheur et leur fierté furent brutalement émues aux larmes. En effet, après quinze ans d’exil et tant d’événements, ces beaux marins ignoraient que cette chanson était devenue enfantine, de celles qu’on murmure aux petits enfants pour les faire dormir. Quoi qu’il en soit, elle venait à temps pour rappeler que «les merveilleuses petites poupées mécaniques» étaient aussi des fils, des frères, des pères et des époux. Et comment dire combien fut magique au cœur des femmes cette confusion des genres où des hommes solides, des soldats d’élite, prenaient tout à coup ce côté petit garçon qu’ils étaient, pour certains, hier encore?
Dans un français parfois mâtiné d’espagnol, d’anglais, de canadien, de créole et de langues plus inconnues encore, on entendit dans le silence qui tomba sur la place sept cents voix graves entonner «la Chanson du Prisonnier»:
Dans les jardins de mon père
Les lilas sont fleuris,
Dans les jardins de mon père
Les lilas sont fleuris,
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leur nid
Auprès de ma blonde
Qu’il f’rait bon, f’rait bon dormir…
Dites-nous la belle
Où donc est vot’ mari?
On pensait aux morts, aux disparus, aux cadavres pourris et à jamais inconnus dans les fossés de la Vendée des brigands, aux prisonniers désespérés loin de chez eux, tandis que sur la gracieuse mélodie et ses jolies paroles continuait à se dérouler un message qui serrait les cœurs:
Que donneriez-vous la belle
Pour avoir votre ami?
– Je donnerais Versailles,
Paris et Saint-Denis…
Dawson baissa la tête. Lui savait les épouvantables conditions de détention sur les pontons anglais: nulle prison au monde n’était si inhumaine.
Que donneriez-vous la belle
Pour avoir votre ami?
– Les tours de Notre-Dame
Et l’chocher d’mon pays.
Gréville se dit qu’il lui faudrait peut-être arranger les choses avec l’autorité politique mais que cette chanson, qui lui rappelait de lointains souvenirs, était bien émouvante.
À peu de distance, Victoire, traversée un instant par la pensée d’une capture de l’homme qu’elle aimait, chassa cet oiseau noir. Elle piaffait d’impatience: treize ans d’absence, c’est toute une vie, surtout lorsqu’on est jeune. Il allait paraître, fatalement, et ne pas se placer en avant était bien dans sa manière discrète.
Que donneriez-vous la belle
Pour avoir votre ami?
– Les tours de Notre-Dame
Et l’chocher d’mon pays
Et ma jolie colombe,
Pour avoir mon mari.
Sur la tribune officielle, Robespierre et Saint-Just
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