La Liste De Schindler
découvrir que, d’après le géomètre, la majeure partie du terrain vague appartenait à la DEF. Du coup, il rêvait déjà de s’agrandir. Le géomètre avait été invité parce que c’était un type bien avec qui on pouvait discuter, bien sûr, mais aussi parce qu’il serait peut-être utile pour obtenir de futurs permis de construire.
Se trouvaient là également Herman Toffel, le policier, et Reeder, l’homme des SD, ainsi qu’un jeune officier, Steinhauser, de l’Inspection des armements. Oskar avait rencontré tous ces hommes au cours de ses démarches pour l’obtention des permis nécessaires au démarrage de son usine. Il avait déjà passé quelques soirées à boire en leur compagnie. Il était persuadé que pour desserrer l’étau de la bureaucratie, rien – sinon les cadeaux – ne valait une bonne beuverie.
Deux officiers de l’armée de terre complétaient le groupe. L’un, Eberhard Gebauer, était le lieutenant qui avait recruté Oskar au service de l’Abwehr l’année précédente. L’autre, Martin Plathe, travaillait au quartier général de Canaris à Breslau. Herr Oskar Schindler devait une fière chandelle à Gebauer. Grâce à la mission que celui-ci lui avait confiée, il avait découvert les mille et une ressources que Cracovie pouvait offrir à un homme entreprenant.
La présence de Gebauer et de Plathe ce soir-là aurait peut-être aussi des retombées. Oskar était toujours agent de l’Abwehr. Il pourrait donc au cours des mois ou des années à venir passer des informations au quartier général de Breslau sur les services SS rivaux de Canaris. Le fait qu’Oskar ait invité à sa soirée un officier de gendarmerie comme Toffel qui avait pris ses distances avec le régime ou un homme des SD comme Reeder pouvait apparaître comme un clin d’œil lancé en direction de Gebauer et de Plathe, un petit cadeau supplémentaire au plan du renseignement.
Bien qu’il soit impossible de reconstituer avec exactitude tous les propos échangés au cours de cette soirée, on peut, d’après ce qu’Oskar racontera plus tard sur chacun de ses hôtes, émettre des hypothèses tout à fait plausibles.
Gebauer le premier aurait proposé un toast : non pas à la santé du gouvernement ou des chefs militaires, mais à l’usine de leur excellent ami, Oskar Schindler. Car si l’usine prospérait, il y aurait d’autres soirées comme celle-là, des soirées du style Schindler, c’est-à-dire les meilleures qu’on puisse imaginer.
Après les toasts d’usage, on aurait tout naturellement engagé la conversation sur le sujet qui revenait constamment à tous les niveaux de l’administration : les juifs.
Toffel et Reeder avaient passé toute leur journée à la gare de Mogilska pour superviser l’arrivée des trains de Polonais et de juifs venant de l’Ouest. Ces gens avaient été expulsés des « territoires incorporés », les régions nouvellement conquises qui avaient appartenu autrefois à l’Allemagne. Bien qu’il eût fait remarquer que le temps était au froid, Toffel n’avait pas l’intention d’épiloguer sur le manque de confort des moyens de transport mis à la disposition des populations déplacées. Transporter des gens dans des wagons à bestiaux était cependant chose nouvelle, même si l’on n’empilait pas encore les déportés les uns sur les autres. Ce qui intriguait Toffel, c’étaient les raisons derrière tout cela.
— C’est vrai, disait-il, nous sommes en guerre. Et les territoires incorporés se doivent, paraît-il, de montrer l’exemple. On ne peut pas y tolérer les Polonais et un demi-million de juifs.
— Tout le système de l’Ostbahn, ajouta-t-il, fonctionne maintenant pour nous expédier ces gens-là.
Les hommes de l’Abwehr écoutaient, un léger sourire aux lèvres. Pour les SS, que l’ennemi de l’intérieur soit le juif, d’accord. Mais pour les gens de Canaris, l’ennemi de l’intérieur, c’étaient les SS.
D’après Toffel, les SS avaient réquisitionné tout le système ferroviaire à partir du 15 novembre. Il avait vu dans son bureau de la rue Pomorska des doubles de mémorandums furibards expédiés par les SS aux différents commandements de l’armée, se plaignant que l’armée ne respectait pas ses engagements et avait dépassé de quinze jours les délais accordés pour l’utilisation des voies ferrées de l’Ouest.
— Mais, bon Dieu ! ajouta Toffel, l’armée ne devrait-elle pas avoir la
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