La Marquise de Pompadour
regardèrent fixement. Et celui qui eût pu étudier, comprendre tout ce qu’il y avait dans ce double regard amical eût reculé, épouvanté, comme on recule devant un abîme ouvert soudain sous ses pas…
La haine, elle aussi a ses abîmes…
– A propos, reprit d’Etioles, persuadé que vous ne pourriez vous lever demain, j’ai justement invité quelqu’un que je me fusse gardé de prier à cette cérémonie si j’avais pensé que vous y pourriez assister… mais au fait, puisque vous ne pourrez pas…
– De qui voulez-vous parler ? demanda le comte en tressaillant.
– De votre adversaire de ce matin… un charmant garçon, ma foi… Mais seule la politesse m’a forcé de l’inviter, puisque je me suis trouvé devenir son second.
– Le chevalier d’Assas viendra donc demain à Saint-Germain l’Auxerrois ?
– A moins que cela ne vous contrarie, cher !
– Moi ? Et pourquoi donc ? Cela me contrarie si peu qu’au contraire je me décide ; demain, je veux apposer ma signature près de celle du chevalier que j’estime grandement… Je ferai pour vous le même effort que je fais ce soir pour Sa Majesté…
De nouveau, les regards des deux amis se croisèrent, chargés de sombres méfiances.
Mais déjà d’Etioles s’exclamait joyeusement, remerciait le comte, lui serrait la main et enfin, prenant congé, s’éloignait en jetant ce dernier mot :
– A demain, midi !… Vous verrez la merveille qu’est la future M me d’Etioles… le roi lui-même qui passe pour connaisseur…
– Le roi ! interrompit sourdement le comte.
– Oui… le roi lui-même serait saisi d’admiration s’il la voyait… mais il ne la verra pas.
– Pourquoi cela ? fit vivement du Barry.
– Dame, vous savez, cher ami, ce bon cardinal Fleury, qui a fait l’éducation de notre sire, s’est un peu trompé en s’imaginant que son élève passerait à la postérité sous le nom de Louis le Chaste. Et moi je ne tiens pas à lui confirmer à mes dépens le titre de Louis le Bien-Aimé que lui a donné M. Vadé, le poète des Halles…
D’Etioles, sur un dernier signe amical, disparut.
– Qu’a donc voulu siffler cette vipère ? murmura le comte quand il fut seul.
De sa main valide, il pressa son front moite de sueur.
– Oh ! reprit il, ces paroles du comte de Saint-Germain ! Comme elles ont bien évoqué le prestigieux mystère de mes désirs ! Tout ce qu’il m’a dépeint en traits de flamme, je le veux, moi ! Et malheur à qui me fera obstacle ! Malheur à toi, d’Assas ! Et à toi, d’Etioles, si mes soupçons se confirment ! Je broierai, je briserai tout sur mon chemin. Et qu’importe qu’on dise que j’ai passé comme un météore de dévastation, pourvu que je passe !…
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Chapitre 9 LE REVE DE JEANNE
T andis que le comte du Barry se rendait au Louvre, Jeanne, dévorée d’impatience, attendait dans l’angoisse le résultat de la lettre que Noé Poisson avait portée au chevalier d’Assas.
La nuit était venue, et, avec l’obscurité, le découragement descendait dans l’âme de la jeune fille.
Poisson ne revenait pas !… Le chevalier, le sauveur attendu, n’apparaissait pas !
Dans les ténèbres du vaste et somptueux salon qu’elle appelait son atelier, enfouie au fond d’une sorte de large divan, la tête cachée dans ses bras, Jeanne songeait…
A l’aube de la vie, elle se trouvait sous la menace d’un de ces orages qui ravagent une âme avec plus de violence qu’une tempête ne le fait d’une forêt.
Elle aimait !…
Qui ?… Le roi de France.
Et cet amour, c’était l’absorption de son esprit et de son cœur dans une pensée unique, dans un sentiment dominateur.
L’heure est venue de jeter un rayon de lumière dans cette pensée, et d’éclairer en même temps ce sentiment. Faute de cette précaution qu’on voudra bien nous passer, notre récit risquerait de présenter des obscurités, – et nous tenons à être d’autant plus clair que plus nombreuses et plus diverses ont été les appréciations de l’histoire, du roman et du théâtre, sur cette étrange héroïne.
Jeanne-Antoinette n’était pas ce qu’on appelle un caractère contemplatif. C’était un esprit éminemment actif. Or, l’activité de l’esprit, c’est de la curiosité sans cesse en éveil. C’est avec une prodigieuse facilité qu’elle s’assimilait les sensations les plus subtiles. Il y avait en elle une sorte de besoin de bataille qui
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