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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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avait pourchassé les républicains durant tout le Second Empire et qu’elle avait juré d’abolir. Dans ses colonies, elle exploitait les indigènes, comme jadis les planteurs de la Martinique le faisaient de leurs esclaves. Pour reconquérir l’Alsace et la Lorraine, elle entretenait une armée commandée par un corps d’officiers d’une loyauté plus que douteuse. On parlait en Angleterre de donner le droit de vote aux femmes et cela adviendrait tôt ou tard sans drame, tandis que la République française ne survivrait pas à cette application évidente du principe d’égalité, car la droite serait alors portée au pouvoir par le vote féminin, qui se trouverait sous contrôle des directeurs de conscience ecclésiastiques.
    Marie était au centre de ce nœud de vipères. On ne tiendrait pas compte de sa vie à elle, de l’amour authentique qu’elle portait peut-être à Langevin. On la renverrait en Pologne, on s’en débarrasserait et les postes de professeurs seraient à nouveau réservés aux vénérables pontifes en redingote et chapeau haut de forme, barbus et séniles. Marie était une victime toute désignée.
    Mais n’était-elle pas coupable d’autre chose que d’une liaison adultérine ? Raoul avait appris par expérience que toute vie possède une part d’ombre, à commencer par la sienne. Marie était sans doute une sainte dans une catégorie spéciale et inédite, vouant sa vie aux travaux de laboratoire et à sa famille, ne se permettant que de rares sorties au théâtre ou au concert, fuyant les mondanités et les honneurs, absolument désintéressée, servante d’une République qui se comportait à son égard comme une marâtre. Cependant, elle cultivait aussi un jardin secret, l’amour qu’elle portait à un collègue, une plate-bande envahie par l’herbe folle de la passion, qui lui rendait supportable l’ordonnance d’une vie semblable à un parc à la française, tiré au cordeau. Mais était-ce le seul parterre inculte ? Raoul pouvait-il absolument exclure l’hypothèse d’une entreprise d’espionnage ? Il devait se méfier de ses propres sentiments. Née en 1867, Marie Sklodowska n’avait que huit ans de plus que lui. Sans se l’avouer, sans même le savoir, il pouvait éprouver de l’attirance plus que du respect pour une femme, qui résumait en sa personne tout ce que Raoul appréciait : l’intelligence, la personnalité, le courage, le mépris des conventions. Son idylle avec Florence de Luces lui paraissait dérisoire en comparaison de ce qu’aurait été une vie partagée avec une femme comme Marie. Raoul s’imagina un bref instant utilisant sa mission pour pénétrer dans l’intimité de la femme de sciences, pour la séduire, faire avorter une mission insensée et s’enfuir avec elle vers ces États-Unis où se rendaient tous les proscrits de l’Europe. Vivre à Paris était certes un privilège passionnant, mais annihilant les sentiments les plus simples et les désirs les plus légitimes.
    À ce mouvement désordonné de ses sens, il mesura le travail qu’il devrait accomplir sur lui-même pour conserver la lucidité nécessaire. Il lui fallait accepter comme hypothèse de travail que Marie était véritablement ce que ses pires ennemis supposaient. Puis rassembler des faits pour instruire aussi bien à charge qu’à décharge. Comme si de rien n’était, comme si Marie n’était qu’une étrangère débarquée en France en vue des plus sombres desseins.
    Raoul s’arrêta de réfléchir et laissa errer son regard sur son bureau. Tant sur les tablettes que sur le marbre supérieur, il était encombré d’encriers de toutes tailles, de toutes époques, en bois, en cuivre, en marbre, en verre, en porcelaine ou encore dans un mélange esthétique de ces différentes matières. La richesse d’un homme, qui peut tout s’offrir, plonge sa famille et ses amis dans un profond embarras lorsqu’il s’agit de lui faire un cadeau pour une quelconque fêté. C’était pour venir en aide à son entourage que Raoul avait forgé le terme astramantophile, qu’il en avait expliqué l’étymologie savante, et il avait fait connaître autour de lui cette passion insolite. Florence ne cessait d’augmenter sa collection. C’était bien le seul témoignage d’amour qu’elle lui consentît, les seuls objets qu’elle ait touchés et qu’il eût en sa possession. Il caressa un encrier et il éprouva une sorte de spasme sensuel.
     
    À sept heures du

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