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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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par caresser du regard le meuble qui était son outil de travail, moins pour retarder la corvée de réfléchir à une situation très désagréable que pour remettre ses idées à la place qu’elles auraient occupée dans l’esprit de ses ancêtres.
    Un imposant bureau à cylindre d’époque Louis XVI trône au centre du cabinet de travail. C’est un meuble de famille provenant du château de Fresnois, près de Montmédy, une ville bien lorraine qui avait eu le bonheur d’échapper aux pillages de la Révolution française, parce qu’elle appartenait au territoire des Pays-Bas autrichiens en 1789. On était donc français de cœur sans être astreint aux péripéties de l’histoire confuse des Gaulois. On fréquentait à parts égales Versailles et la Hofburg, sans négliger Buckingham Palace et Potsdam.
    Fabriqué sur commande pour Charles-Auguste, arrière-arrière-grand-père de Raoul, il est en acajou de Cuba massif, datant de l’heureuse époque où l’acajou ne se débitait pas en placage. Un simple mécanisme de levier permet de soulever le cylindre en tirant la tablette, gainée de cuir, vers l’avant. Deux tirettes, également gainées de cuir, dissimulées sur les côtés, permettent, après ouverture, d’agrandir la surface horizontale disponible. Le tiroir de droite dissimule un coffret destiné à recevoir des valeurs ou des papiers importants, qui sont enfermés avec une clef séparée. C’était dans ce tiroir secret que Raoul cachait les documents qui auraient ébranlé la République s’ils avaient été volés par des gens malintentionnés.
    Les pieds du bureau sont simplement tournés et agrémentés de cannelures, ils se terminent par un sabot en cuivre. Les panneaux des tiroirs, des côtés et du cylindre sont entourés d’une frise en laiton doré à l’or fin. Le bureau est surmonté d’un marbre blanc serti dans une galerie de laiton ajouré et également doré à l’or fin. La haute qualité de ce bureau se remarque à de petits détails tels que le canon des serrures en forme de trèfle.
    Qu’eût fait Charles-Auguste, assis au même bureau, si le roi lui avait demandé d’enquêter sur la loyauté d’un savant de l’époque, Lavoisier, par exemple, l’inventeur de la chimie ? Sans doute aurait-il très respectueusement répondu à Louis XVI que le royaume de France n’avait pas besoin de savants. Plus tard, lors de la Terreur, Marat accusa Lavoisier d’empêcher la circulation de l’air dans Paris, en ayant relevé les remparts, et de conspirer ainsi à l’étouffement des Parisiens. Comme il avait en plus été fermier-général, Lavoisier lut décapité en 1794 et le tribunal de la République proclama à son tour que celle-ci n’avait pas besoin de savants. Ainsi le pouvoir et la science ne firent jamais bon ménage et Raoul se trouvait en charge d’un nouveau contentieux, à l’énoncé ridicule : si, quatre ans après la mort de son mari, une femme, professeur à la Sorbonne, entretient une liaison avec un de ses collègues, cela implique-t-il qu’elle soit une espionne allemande et qu’elle ait comploté cette mort ?
    La III e République se gargarisait du progrès des sciences et des techniques, mais elle s’apprêtait à infliger le sort de Lavoisier à Marie Curie pour un prétexte aussi futile. Peut-être celle-ci avait-elle un amant, mais il n’était pas marqué dans le statut des professeurs à la Sorbonne que ces derniers ne puissent entretenir de liaison. Il est vrai qu’elle était la première femme à occuper une chaire aussi prestigieuse. Et encore ! L’Instruction publique avait chipoté. En 1906, à la mort de Pierre Curie, Marie n’avait été nommée que chargée de cours, comme si son prix Nobel de 1903 n’avait aucune signification, comme si ce prix n’avait été réellement attribué qu’à Pierre. Il avait fallu deux ans de tergiversations pour la nommer au rang de professeur, seule femme à accéder à une telle fonction. Et donc suspecte de génie, d’originalité, d’indépendance d’esprit. Comme elle avait forcé les portes de l’université par l’écrasant succès de son travail, il était temps de rétablir l’ordre.
    Tant de fois Raoul avait assisté, impuissant, à ces règlements de comptes qu’il ne s’en étonnait guère. La République tenait un discours éclairé et exalté, qui ne coïncidait pas avec ses actes. Pour survivre, elle avait dû rétablir en 1871 cette même police d’État qui

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