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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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les voitures se croisent tout juste. Pas question d’aller fissa. Les trottoirs sont petits et beaucoup de piétons arquent au milieu de la rue. Faut faire gaffe et je faisais. J’ai commencé à remonter la file de droite dans la rue Dauphine. J’allais croiser un fiacre qui venait en sens inverse. Soudain un monsieur tout habillé de noir, sous un parapluie, a été comme projeté de derrière le fiacre. Ou bien on l’a balancé ou bien il s’est jeté lui-même sous le cheval de gauche.
    — Qu’est-ce que vous voulez dire par « balancé » ?
    — Je dis ce que cela veut dire. Il essayait pas de traverser normalement, comme on fait, en jetant au moins un coup d’œil pour voir si rien arrive. Je dis balancé ou projeté. Projeté comme projeté.
    — Poussé ?
    — C’est bien possible. C’est même tout cuit. Il s’est pas jeté à l’insu de son plein gré, tout de même ! Si quelqu’un veut avaler son extrait de naissance à cet endroit, il va pas se jeter sous un canasson. Ça a pas le sens commun. Au Pont-Neuf, on peut faire un plouf dans la Seine. En cette saison, on est rétamé de froid avant d’être repêché. Non, tenez là, maintenant je suis sûr. Il a été poussé. C’est pas possible. Pas possible.
    Louis Manin rayonnait. Il avait trouvé une oreille compatissante. Un monsieur tout ce qu’il y a de bien qui l’écoutait dans une maison qui respirait l’ordre et l’aisance. Arsène restait impassible. Raoul sentit que le témoin commençait à devenir peu fiable, en se racontant des histoires à lui-même.
    — C’est effectivement bizarre. Est-ce qu’un autre détail vous a frappé ?
    — Non. J’avais pas l’esprit à remarquer quoi que ce soit. Surtout quand j’ai su qui c’était.
    — Quand l’avez-vous appris ?
    — Presque tout de suite. Les agents m’ont amené au commissariat, pasque le populo allait me faire un mauvais parti. Et au commissariat, il y avait déjà un des sous-verges du labo qui attendait pour le retapisser. Je me souviens pas de son blase. Il chialait. Je m’en souviens comme si c’était d’hier. Il était vioque. Y avait des larmes qui restaient accrochées dans sa barbouze. C’était un peu merdique, comme qui dirait.
    Manin vida le second verre de cognac d’un trait. Il s’oublia jusqu’à claquer de la langue. Il s’arrêta tout juste avant de faire un commentaire de connaisseur sur le breuvage, puis revint à l’objet de son tourment.
    — Quand je l’ai vu qui surgissait de derrière le fiacre, j’ai relevé mon frein d’une main et tiré sur les rênes de l’autre. Je vous jure, le chariot s’est arrêté sur cinq ou six mètres. Y avait des témoins, un cantonnier, un sous-off, un commerçant de la rue Dauphine qui tient une épicerie et même un homme d’affaires. Des gens sérieux. Ils m’ont accompagné au commissariat. Ils ont tous dit la même chose. Le professeur, il s’est jeté sous mes chevaux.
    — S’il avait été poussé, l’un d’entre eux l’aurait vu, non ?
    Manin retourna cette idée dans tous les sens, sans se prononcer. L’alcool commençait à faire son effet.
    Il souriait béatement. Raoul sentit qu’il n’en tirerait rien de plus, sans fausser la mémoire d’un homme désireux de ne plus se sentir coupable. Il le confia aux bons soins d’Arsène en lui proposant de manger un morceau à la cuisine avant d’être reconduit aux Batignolles.
    Raoul dîna seul dans la salle à manger, servi par Arsène. La tourte était excellente, il but deux verres de bordeaux, mangea une poignée de cerises puis retourna dans son bureau. Il se mit à griffonner sur une feuille partagée en trois colonnes : « Accident », « Meurtre », « Suicide ». À force, il lui vint une idée, pas très originale mais qui valait la peine d’être tentée. Il faudrait attendre le lendemain pour la mettre en œuvre.

III
    Le lendemain matin, dès que Raoul fut baigné, rasé par les soins d’Arsène, vêtu et aspergé d’eau de Cologne pour lutter contre les effets olfactifs de la canicule, il commanda à Félicie un petit déjeuner anglais à base d’œufs brouillés, de toasts et de thé. Il lui fallait des forces, c’est-à-dire des protéines, pour vivre une journée décisive. S’il ne trouvait aucun indice significatif avant le soir, il demanderait un entretien à Fallières pour le prier de le décharger d’une mission sans issue.
    À neuf heures juste, il obtint la communication

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