La mort de Pierre Curie
injustement soupçonné d’avoir causé l’accident et que des gens très importants, très riches, voulaient faire toute la lumière sur cette affaire. Au mot riche, son intérêt s’est éveillé. Il doit mener une vie assez misérable, dans tous les sens du terme. C’est un brave homme qui ne ferait pas de mal à une mouche. À mon avis. À première vue.
— Il est marié ?
— Oui. Il a trois gosses. Sa femme est repasseuse dans une buanderie. Ils vivent dans deux petites chambres au sixième étage. Il y a le gaz, mais pas d’eau courante. Les waters sont dans la cour au rez-de-chaussée. La cage d’escalier est dégueulasse. Cela pue le chou bouilli et la pisse de chat. C’est Paris, quoi, où seul le Palais-Royal paraît loyal !
Arsène Champigny, natif de Vierzon, n’avait pour la vie parisienne qu’une estime médiocre. Il caressait l’idée de prendre sa retraite avec Félicie au bord de la Loire et d’y passer les journées à pêcher. Félicie élèverait des poules, qu’elle mettrait au pot, et des lapins qu’ils appréciaient en pâté.
Raoul griffonna quelques mots et fit signe à Arsène de faire entrer Louis Manin. Celui-ci retira sa casquette, la tortilla entre ses mains, puis il s’assit sur le bord de la chaise que Raoul lui désigna sans un mot, car il cherchait ses phrases sans les trouver. Comment parler de l’accident sans braquer Manin ? Pour l’instant, celui-ci, qui ne disait rien, empuantissait le bureau par l’odeur de son corps mal lavé. Il ne devait pas souvent se rendre aux bains publics.
— Monsieur Manin, je vous remercie infiniment d’avoir pris la peine de venir jusqu’ici. Mon chauffeur vous reconduira d’ailleurs dès que cet entretien sera terminé. Comme il vous l’a dit, nous ne sommes pas de la police. J’enquête à titre privé pour un commanditaire très haut placé dont le nom ne doit pas être prononcé. Il nous apparaît maintenant que ce qui s’est passé le 19 avril 1906 n’a pas été convenablement éclairci par la police et que cela peut avoir de grandes conséquences pour beaucoup de monde, à commencer par vous qui avez été mis en cause avec une certaine légèreté. Pourriez-vous m’expliquer, une fois de plus je m’en excuse, ce qui s’est exactement passé au mieux de vos souvenirs ? Tous les détails sont importants.
Louis Manin roulait des yeux effarés. Raoul craignit qu’il ne veuille s’en aller. Il eut une inspiration.
— Je comprends que toute cette affaire vous ait bouleversé et que ce soit particulièrement pénible de devoir en reparler. Si vous ne vous sentez pas bien, je suggère un léger cordial. Champigny, sers-lui à boire.
Manin acquiesça. Arsène prit une carafe sur le guéridon près de la fenêtre, versa un verre de cognac et le tendit à Manin qui l’avala d’un trait. Il respira très fort. Les couleurs revenaient sur son visage.
— Vous êtes bien bon, monsieur. Je sais pas comment vous remercier. Je me disais toujours qu’une fois j’aurais l’occasion de m’expliquer. Avec la police, c’est pas possible. Un mot de travers et ils vous mettent au trou. Mon vieux m’a toujours dit de pas avoir affaire à eux, si possible, et, sinon, de pas moufter.
Il dit deux fois « possible ». Il avait tendance à bégayer. Arsène lui tendit un second verre de cognac, qu’il ne but pas mais qu’il chauffa au creux de ses deux mains jointes en forme de coupe. Il finit par sourire.
— Je vais tout vous dire, monsieur. C’est pas possible que ce soit un accident. Ce genre de pépin, ça arrive pas. Y a jamais personne qui tombé sous les roues d’une charrette qui roule au pas. Les chevaux s’arrêtent d’eux-mêmes. Un bourrin, ça piétine pas un gonze tombé par terre.
Il réfléchit et répéta :
— C’est pas possible. Pas Dieu possible.
Comme en écho, par la fenêtre entrouverte, on entendit le bruit d’un fiacre qui passait rue Georges-Ville et qui s’arrêta, sans doute pour laisser descendre un client. Il y eut une attente, le temps pour le cocher d’être payé, puis le fiacre s’ébranla à nouveau et le bruit de ses roues d’acier sur les pavés diminua. Manin semblait prêter l’oreille. Puis il se redressa :
— Écoutez. Après avoir traversé le Pont-Neuf, j’ai été obligé de m’arrêter pour laisser passer le tram qui longe les quais. Je suis reparti au pas. J’avais deux percherons, des bêtes tranquilles. La rue Dauphine est étroite et
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