La mort de Pierre Curie
remit son chapeau boule et sortit du bureau de Raoul.
De retour à son appartement de la rue Georges-Ville, Raoul déjeuna calmement d’un turbot fleurant bon l’iode de la Manche, grillé par les bons soins de Félicie, fuma un cigare au salon, y feuilleta avec beaucoup d’attention L’Action française pour tenter de découvrir le plus petit indice du commencement d’une campagne contre Marie Curie. Rien pour l’instant. Mais, lorsque Léon Daudet aurait de la munition, il ferait feu et ne raterait pas sa cible.
Puis, Raoul passa dans son bureau et se remit à griffonner en attendant le retour d’Arsène. Depuis le matin, il avait détecté deux éléments décisifs : tout d’abord Pierre Leclair s’était probablement rendu de son propre chef an commissariat, avant même qu’il soit possible de le prévenir ; ensuite tout le laboratoire des Curie était au courant de la liaison entre Langevin et Marie, depuis très longtemps, peut-être plusieurs années, peut-être déjà en avril 1906.
Soudain Raoul Thibaut se souvint. Tandis que, le 25 juin 1903, Marie soutenait brillamment sa thèse de doctorat, lui-même se trouvait dans l’assistance. Après la proclamation du résultat, une petite fête avait naturellement été organisée. Pas chez les Curie, boulevard Kellermann, mais dans la salle à manger du pavillon de la rue Gazan que Paul Langevin habitait avec sa famille. Personne n’avait prêté attention à ce choix un peu étrange, qui pouvait se justifier à la limite parce que Langevin était collègue de Marie à Sèvres et qu’il avait été l’élève de Pierre. On pouvait concevoir qu’il organise un repas pour en éviter les tracas au nouveau docteur, mais pourquoi était-ce lui ?
À onze heures du soir, comme la nuit était tiède, la réception s’était poursuivie dans le jardin. Pierre Curie avait sorti de sa poche un tube enduit de sulfure de zinc et empli d’une solution d’un sel de radium. Le tube avait brillé d’une lueur que personne n’avait jamais vue auparavant : ce n’était plus les rayons du soleil ou de la lune, ni la flamme d’une bougie ou d’une lampe électrique, c’était comme la lumière du monde à venir, que les Curie et leurs amis créaient à partir de rien, de quelques tressaillements d’un électromètre en présence d’un minerai dénué d’intérêt.
Raoul se trouvait aux côtés d’Ernest Rutherford, un chercheur néo-zélandais, venu spécialement depuis la Grande-Bretagne pour assister à la soutenance de Marie. Dans son français rocailleux, il avait fait remarquer à Raoul que les mains de Pierre Curie étaient tellement abîmées qu’il avait de la peine à tenir le tube. Et Raoul vit les mains de Pierre trembler, sans que celui-ci parvienne à contrôler ce mouvement.
Aujourd’hui, il se souvenait et se posait une question qui ne l’avait pas effleurée en 1903. Était-ce seulement l’épuisement provoqué par la manipulation du radium ? Ou bien Pierre Curie était-il agacé par cette fête que lui-même aurait dû organiser au lieu d’en laisser le soin à son jeune collègue, trop charmeur, trop prévenant à l’égard de Marie ? Que savait, que pensait Pierre Curie lorsqu’il était tombé, avait été poussé ou s’était précipité sous le chariot de Louis Manin ? Était-il seulement distrait par des réflexions scientifiques ? Savait-il que Marie était à ce moment-là avec Paul Langevin, à Fontenay-aux-Roses ?
Il fallait agir avec rigueur et précision. Il reprit son brouillon de la veille et entreprit de le mettre au net. Avec une règle d’acier, Raoul traça à l’encre de Chine deux traits verticaux sur une feuille lignée, en déterminant trois colonnes. Dans la première il inscrivit en tête « Accident » ; dans la seconde, « Suicide » ; dans la troisième « Meurtre ». C’était une habitude qu’il avait prise à force de dessiner au tire-ligne des épures de géométrie descriptive lors de la préparation du concours de Polytechnique, au collège Saint-Stanislas, tenu par les jésuites.
Un après-midi par semaine, de deux à sept heures, cinquante potaches pliés en deux s’escrimaient sur leur planche à dessin pour mettre au net des constructions géométriques abstraites, qui n’avaient aucun rapport sensé avec la réalité. Mais Monge, le fondateur de l’École polytechnique, avait inventé cette branche inutile de la mathématique et on n’entrait point dans le
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