La mort de Pierre Curie
autre verre de pineau, conclut Fallières.
Raoul comprit, à ce moment-là, que Pierre Curie était assassiné une nouvelle fois. Après le coup porté par la Sorbonne, il assistait à un enterrement de première classe orchestré par l’Élysée. Fallières le déchargerait de sa mission. Et si, lui, Raoul s’avisait de remuer la boue du Quai des Orfèvres, il perdrait sa place pour se retrouver à Ajaccio, à Dakar ou Saigon. Tout son corps fut parcouru par une convulsion. Était-ce de honte, d’horreur ou de crainte ? Dupe ou non, Fallières intervint :
— Thibaut, n’hésitez pas à fermer ma fenêtre si vous avez trop froid.
Marie s’en alla. Plusieurs fois. Et presque de façon définitive. Elle quitta une première fois le refuge de l’appartement des Borel pour recevoir solennellement son second prix Nobel à Stockholm, malgré sa santé chancelante et son désarroi moral. Elle voulait quitter un temps Paris et ses mesquineries, mais surtout démontrer que le premier prix Nobel ne lui avait pas été attribué comme assistante de Pierre, qui en aurait été le seul bénéficiaire légitime. Elle prononça un discours de remerciement, comportant la phrase décisive :
L’histoire de la découverte et de l’isolement du radium a fourni la preuve de l’hypothèse, faite par moi, que la radioactivité est une propriété atomique de la matière.
Faite par moi. Elle rendit ensuite un témoignage à la mémoire de son mari. Mais de son récit ressortait d’abord son rôle à elle, cette épopée de plusieurs mois où, seule, elle avait tourné une barre de fer dans des bassines, dans la chaleur de l’été et le froid de l’hiver, réduite au rôle de manœuvre par l’aveuglement et la jalousie de l’Université. Cette flèche plantée dans l’œil de tous ses détracteurs, elle revint à Paris pour s’aliter. Elle reçut enfin une bonne nouvelle.
Raymond Poincaré avait négocié avec l’avocat de Jeanne Langevin. Il lui avait expliqué la véritable origine de la correspondance interceptée entre Marie et Paul Langevin. Il avait souligné que dans le dossier ne se trouvaient que des copies de ces documents décisifs et que Mme Langevin serait bien en peine de produire les originaux, puisque ceux-ci étaient toujours en possession de leurs destinataires. Bref, qu’à évoquer ces pièces au procès, la partie adverse risquait d’en voir l’origine découverte et qu’elle apparaîtrait alors comme manipulée par la police. Il fallait donc accepter une séparation sans que le nom de Marie apparût dans le jugement. Ce qui fut fait. Poincaré gagna, dans cette affaire et quelques autres, ses galons de futur président de la République.
L’opération aux reins que subit Marie fut pénible et elle faillit mourir, ce qui eût constitué une autre façon de s’en aller, de tourner définitivement les talons à ce Paris, centre du monde artistique et scientifique, qui ne voulait décidément point d’elle. Rétablie de justesse, elle loua un appartement dans l’île Saint-Louis, quai de Béthune, tout près de la rue Le Regrattier où avait vécu Pierre Leclair, toujours réfugié, lui, à Bois-Boudran, mais en aussi mauvaise santé que son ancienne patronne, sans doute pour avoir été intoxiqué comme elle par la radioactivité.
Elle faillit partir une troisième fois lorsqu’elle reçut la visite de Henryk Sienkiewicz, compatriote polonais, auteur d’un roman édifiant, Quo vadis ? qui lui avait valu le prix Nobel de littérature. Il lui proposa de revenir à Varsovie, d’y être nommée à l’Université avec l’agrément même de l’occupant russe, comprenant un peu tard l’intérêt de la science pour le pouvoir. Elle refusa, car elle voulait que ses filles grandissent en France. Si elle avait été une espionne, comme le prétendaient encore Léon Daudet et ses comparses, elle disposait d’une occasion unique de recevoir la récompense de ses prétendus services rendus à une puissance étrangère. Cette hypothèse s’évanouit donc.
Dans ses Mémoires qui s’étalent sur plus d’un millier de pages, Daudet ne mentionne pas une seule fois le nom de Curie. Méchant mais point stupide, il avait compris son erreur, sans prendre la peine de s’en excuser, car il avait lutté de bonne foi pour une mauvaise cause. Marcel Proust lui garda son estime au point de lui dédicacer Du côté de Guermantes , un volume de son interminable saga mondaine, qui racontait
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