La mort du Roi Arthur
sorte que la reine Ysave et son amant menaient joyeuse vie dans la tour chaque fois que le roi de Vannes s’absentait pour visiter ses sujets.
Mais tout cela n’allait pas sans bruit. Comme, pour peu qu’il y eût fête dans la tour, les voisins en étaient réveillés, ils finirent par se plaindre auprès du souverain. Bouillant de colère, celui-ci décida de faire garder plus étroitement la tour, nuit et jour, mais il ne put rien empêcher : certaines nuits, le tapage était si infernal et les réjouissances si tapageuses que la tour finit par être connue dans la région sous le nom de Joyeux Vacarme. Quant au roi, à qui parvenaient les échos des divertissements grandioses et extraordinaires qu’organisait l’enchanteur, il en éprouvait un tel déplaisir qu’il finit par envoyer un messager auprès de Karadoc pour le prier de venir le conseiller.
Lorsque Karadoc survint, le roi de Vannes l’accueillit avec force démonstrations de tendresse et, après le repas, lui conta les scandales de la tour. Alors, Karadoc entreprit de guetter, et il le fit avec tant de zèle et d’intelligence qu’une nuit il parvint à s’emparer de l’enchanteur, son père, au moment où celui-ci se mettait au lit avec la reine, sa mère. Aussi décida-t-il de lui infliger un châtiment exemplaire qui laverait l’opprobre du malheureux roi de Vannes. À cet effet, il obligea l’enchanteur Éliavrès à coucher avec une levrette, une truie et une jument. Avec la première, l’enchanteur engendra un grand lévrier qu’on appela Guinaloc, avec la truie, un gros sanglier qui reçut le nom de Tortain, et avec la jument, un haut cheval de combat, le puissant et farouche Loriagort, tous trois frères de Karadoc et enfants de son père {13} . Karadoc avait d’abord envisagé de pendre et d’écorcher vif l’enchanteur, mais celui-ci étant malgré tout son père, il résolut de l’épargner et le laissa aller où il voudrait.
Terriblement fâché de tant d’humiliations, Éliavrès ne tarda pas à réagir, et il s’employa vivement à retourner dans la tour où la reine était prisonnière. Aussitôt en sa présence, il se plaignit amèrement que son fils eût été son bourreau. Or, elle, après avoir pleuré longuement et compati aux grandes souffrances qu’avait endurées son amant, s’exclama enfin : « Venge-toi ! Tu n’es pas sans moyens pour le faire ! – Je ne peux pourtant le tuer. C’est mon fils. Je ne saurais commettre une si grande cruauté ! » Elle se mit alors en colère : « Et voilà ce qui t’arrête ? s’écria-t-elle, quelle poule mouillée tu fais ! Si tu ne te venges tout de suite, qui sait ce qu’il entreprendra contre nous ? C’en sera fini pour jamais de nos plaisirs ! Ah ! sache-le, si tu ne lui infliges au plus tôt quelque mauvais traitement, c’est à moi que tu causeras du tort ! »
En voyant sa maîtresse enflammée d’une telle fureur, l’enchanteur Éliavrès comprit qu’il ne pouvait plus reculer. Il soupira longuement, réfléchit quelques instants et finit par dire : « Je me vengerai de lui et te vengerai par la même occasion. Je refuse seulement de le faire périr. Je le laisserai donc en vie, mais en lui ôtant toute sa valeur, si tu veux bien m’aider. – Certes, répondit-elle, je ne reculerai devant rien, pourvu qu’il paie les sévices qu’il t’a infligés ! »
L’enchanteur la quitta aussitôt et, à son retour, il apporta un serpent apprivoisé par ses sortilèges. Il expliqua alors à la reine ce qu’elle devrait faire. « Je vais enfermer ce serpent dans l’armoire, dit-il. Je te supplie de n’en pas ouvrir les portes, car quiconque y touchera courra à sa perte. Quand ton fils viendra te voir, fais en sorte de dénouer ta chevelure et prie-le de prendre ton peigne dans cette armoire. Dès qu’il l’aura ouverte, tu verras alors le perfide serpent se jeter sur lui avec rage et l’entourer de ses nœuds. Dès lors, rien au monde ne l’en pourra défaire. Au bout de deux ans et demi, il devra mourir, car le serpent l’aura épuisé peu à peu au point qu’il n’aura plus la moindre force. – Seigneur, merci ! Voici une belle vengeance ! ricana la reine. Dépérir de cette façon sera autrement pire qu’une mort rapide. Et, certes, le fait que je suis sa mère ne me rendra pas moins cruelle avec lui ! Sois sans crainte, j’agirai comme tu le souhaites. »
Sur ce, l’enchanteur la quitta, toute peuplée de rêves
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