La mort du Roi Arthur
ni mon cœur pour lui parler. » Bohort, aussi surpris qu’inquiet, voulut en savoir davantage. « Dame, dit-il, j’ai peur de comprendre que tu hais Lancelot. – Oui, je le hais, je ne hais rien tant que lui en ce monde, et jamais je ne l’ai aimé autant que je le hais à présent. – Voilà qui est fort dommage pour nous et toute notre parenté, reprit Bohort. Je suis désolé qu’il en soit ainsi, car beaucoup y perdront, qui ne l’ont pas mérité. C’est pour notre malheur à tous que vous vous êtes rencontrés, Lancelot et toi. Je sais en effet que mon cousin, qui est l’homme le plus sage et le plus brave du monde, ne craindra jamais de l’emporter sur tous les autres, à moins qu’une chose, une seule chose, n’y mette obstacle : et cette chose, c’est ta colère. Car cette colère peut le détourner des heureuses aventures. S’il avait seulement connaissance des paroles que tu viens de prononcer, rien ni personne, pas même moi, ne l’empêcherait de se tuer, sache-le. Et permets-moi de déplorer que tu haïsses aussi follement le meilleur des chevaliers. – Libre à toi ! s’écria Guenièvre, mais je le hais mortellement, et il l’a bien mérité ! »
Bien qu’il vît la reine s’enfermer délibérément dans cette aveugle opiniâtreté, Bohort se lança néanmoins dans un long discours sur les dangers que firent jadis courir les femmes aux hommes les plus célèbres. Il n’oublia pas non plus de citer l’exemple récent du neveu du roi Mark, Tristan de Lyonesse, qui avait aimé loyalement Yseult la Blonde, sans jamais commettre nulle faute envers elle. Enfin, il conclut sur un vibrant hommage à Lancelot : « Il est issu de si noble lignée par son père et sa mère qu’on ne connaît au monde famille plus illustre. Et voici que cet homme, revêtu et paré des plus hautes vertus, tu vas l’en dépouiller. Ah ! tu pourras dès lors te targuer en toute vérité d’avoir radié le soleil du champ des étoiles en arrachant d’entre les compagnons d’Arthur la fleur des chevaliers. Tu causeras à ce royaume le plus grand tort que jamais femme ait causé en la personne d’un seul homme ! »
À ces mots, Guenièvre rétorqua : « Si cela arrivait comme tu le prétends, sache que nul n’y perdrait plus que moi, puisque j’y perdrais et le corps et l’âme, mais, maintenant, va et me laisse en paix, je n’ai rien à ajouter. » Bohort n’insista pas et, quittant la reine, alla trouver Lancelot et l’emmena à l’écart. « Je serais d’avis, dit-il, que nous quittions au plus vite ces lieux. Nous n’avons plus rien à y faire. – Pour quelle raison ? – La reine t’interdit sa maison, ainsi qu’à moi et à tous ceux qui se réclameraient de toi. – Mais pourquoi ? » demanda Lancelot d’un ton désespéré. Ne sachant que répondre, Bohort dit seulement : « Partons d’abord, je t’expliquerai tout lorsque nous serons loin. »
En l’absence du roi, tous quatre allèrent prendre congé de Gauvain. « Une affaire urgente nous force à partir, dit Bohort. Lorsque tu verras le roi, salue-le de notre part et dis-lui que nous reviendrons quand nous le pourrons. – Fort bien, répondit Gauvain, mais ayez soin de venir au tournoi qui, dans un mois, se tiendra ici même. Tous les chevaliers du royaume seront présents, et je regretterais trop que vous n’y fussiez point. » Après les avoir recommandés à Dieu, il leur accorda congé au nom du roi, et ils se hâtèrent de quitter la forteresse de Kamaalot, laissant le neveu d’Arthur au comble de la perplexité, car il ne pouvait concevoir ni leur attitude ni leur volonté de s’éloigner de la cour.
La nuit était déjà fort avancée quand ils décidèrent de s’arrêter près d’une chapelle, au milieu de la forêt, afin de prendre quelque repos. Lancelot demanda alors à Bohort pourquoi la reine était si courroucée contre lui. « Je vais te le dire », répondit Bohort et, sans plus tarder, il lui parla de la manche qu’il avait portée au tournoi de Caerwynt, ainsi que de son aventure avec la Demoiselle d’Escalot, expliquant que la reine avait cru qu’il entretenait une liaison sérieuse avec cette jeune fille. « Voilà pourquoi, conclut Bohort, elle s’acharne tant après toi. Elle déclare que tu ne pourras jamais plus faire la paix avec elle.
Accablé, Lancelot se mit à pleurer, et aucun de ses trois compagnons ne put d’un bon moment tirer un mot de lui. Enfin, il
Weitere Kostenlose Bücher