La mort du Roi Arthur
taire revenait à perdre une occasion sans pareille de faire éclater le scandale d’une vérité qui, de toute façon, devait être et serait fatalement révélée. Cela, Merlin l’avait prédit. Lui savait que le royaume serait en danger à cause des amours de Lancelot et Guenièvre, mais qui parlait par la bouche de Merlin, sinon le destin lui-même ?
Brusquement, Morgane s’empara d’un grand manteau qu’elle jeta sur ses épaules avant de quitter sa chambre. Elle rôda un instant dans les couloirs puis sortit dans la cour et, de là, toute frissonnante dans le vent froid de la nuit, se dirigea vers le verger. Une fois là, elle s’arrêta près d’une fontaine, dans l’ombre, et, tournant le chaton de la bague qu’elle portait à l’un de ses doigts, murmura : « Merlin, Merlin, réponds-moi, je t’en prie ! » Elle prêta l’oreille attentivement, mais seul lui parvint le murmure du vent dans les branches des arbres. Elle répéta son invocation sans plus de succès. Elle s’obstina, se fit si suppliante qu’enfin elle perçut une voix lointaine et comme éteinte par l’épaisseur des frondaisons : « Je t’entends, Morgane, je t’entends, mais je te vois également. Tu me parais bien anxieuse et bien agitée ! On dirait que tu te trouves dans une nef, face à une tempête montant de la mer. » Morgane frémit au son de la voix, mais elle sentit son cœur battre très fort : Merlin ne l’avait pas abandonnée ! Merlin lui répondait, depuis la mystérieuse tour d’air où Viviane l’avait enserré pour jamais.
« Il est inutile de m’expliquer ce qui se passe, reprit la voix de Merlin, je sais que tu as dans tes mains le pouvoir de renverser tout ce que j’avais entrepris de construire. Lorsque je n’étais qu’un enfant, j’ai révélé au roi Vortigern pourquoi la tour qu’il faisait relever chaque jour s’écroulait chaque nuit : deux dragons se battaient sous ses fondations. Et j’ai fait en sorte que les deux monstres se combattissent au grand jour, grâce à quoi l’un d’eux eut raison de l’autre. Mais la défaite de celui-ci n’était qu’apparente, il était seulement plongé dans un profond sommeil qui me permit d’instituer la Table Ronde. Depuis lors, les choses ont bien changé, Morgane ! Aujourd’hui, le dragon se trouve sous la Table Ronde, toujours endormi mais prêt à prendre sa revanche en semant mort et destruction tout autour de lui. Il suffit de le réveiller. Et c’est toi, Morgane, qui en as le pouvoir. »
Morgane tendit l’oreille : des oiseaux de nuit l’environnaient en tournoyant, comme désireux de se réfugier dans sa chevelure. « Merlin, dit-elle, que se passera-t-il si je réveille le dragon ? » Le vent devint alors plus fort et la voix de Merlin parut surgir, à la fois plus nette mais plus ironique, de la nuit même : « Un doux pommier jaune pousse sur le promontoire sans qu’il y ait autour de lui de terre cultivée. Je prophétise qu’une bataille aura lieu en Bretagne afin de défendre le royaume contre des hommes venus d’ailleurs. De la profonde mer, sept navires arriveront, montés par sept cents hommes qui n’auront de cesse de conquérir ce royaume. De tous ceux qui seront venus, seuls sept repartiront, les mains vides, mais ils auront entre-temps rendu le royaume orphelin. Oui, un doux pommier pousse sur la pente où je me trouve. J’ai souvent joué sous ses branches pour plaire à une femme. Et, dans la forêt qui m’entoure, j’ai dormi pendant de si longues années que je ne sais même plus de quel côté se lève le soleil. Mais mieux vaut écouter les poules d’eau et les coqs de bruyère : tout ce que je puis dire, c’est que les chefs venus d’ailleurs arriveront un lundi, par mer, et qu’ils rejoindront des hommes de ce royaume qui auront renié leur parole. Bien heureux ceux qui réchapperont du massacre, ils seront peu nombreux ! {49}
— Comment sais-tu cela ? » demanda Morgane. Merlin se mit à rire et répondit par le chant suivant : « J’ai bu du vin dans une coupe brillante, avec les chefs de la guerre cruelle, mon nom est Merlin, fils de Morvryn. J’ai bu du vin dans une belle coupe, avec les chefs de la guerre dévorante, Merlin est mon nom glorieux. Le monde sera tel, je te le dis, que, par suite des guerres, les hommes mourront jeunes et que les coucous seront morts de froid au mois de mai. Voici ce qu’ont dit les esprits de la montagne à Aber Karaw. » {50}
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