La naissance du roi Arthur
jours durant,
elle erra de hallier en hallier sans rien découvrir. Alors, elle s’allongea
pour se reposer au bord d’une fontaine à laquelle elle avait pu étancher sa
soif, et elle allait s’endormir quand elle entendit un bruit de galopade dans la
forêt et vit peu après surgir un grand cerf roux qui s’arrêta devant elle.
Et le cerf lui parla ainsi : « Grisandole, c’est
la folie que tu chasses ainsi le long des jours et des nuits ! C’est en
pure perte que tu me poursuis sans savoir qui je suis. Mais je vais t’aider. Je
te dirai que tu n’obtiendras jamais ce que tu cherches si tu n’apportes en cet
endroit de la viande de porc bien cuite, de la purée au poivre, du lait, du
miel et du pain chaud. Mais ce n’est pas tout : amène avec toi quatre compagnons
et un garçon qui fera cuire la viande à petit feu. Puis, tu dresseras le repas
sur une table et, avec tes compagnons, vous vous cacherez. Alors, si vous avez
de la chance, vous verrez peut-être l’Homme Sauvage. » Et, après avoir
prononcé ces paroles, le cerf bondit et disparut dans la forêt. Grisandole ne
mit pas une seule seconde en doute ce qu’elle venait d’entendre. Malgré sa
fatigue, elle sauta sur son cheval et s’en alla chercher ce qu’on lui avait
dit. Étant revenue avec ses compagnons et le garçon de cuisine, elle arrangea
tout avec grande attention. La viande grilla sous un beau chêne, et le fumet
qui se répandait dans toute la forêt attira l’Homme Sauvage. Mais dès qu’ils le
virent, Grisandole et ses compagnons faillirent en perdre le sens tant le spectacle
était étrange.
En effet, l’Homme Sauvage avait la tête grosse comme celle
d’un veau, les yeux ronds et saillants, la bouche fendue jusqu’aux oreilles,
des lèvres épaisses toujours entrouvertes, qui laissaient passer ses dents. Il
avait les pieds retournés et les mains à l’envers, les cheveux noirs et durs,
si longs qu’ils tombaient jusqu’à sa ceinture. Il était grand, courbé, velu et
vieux à merveille, vêtu d’une peau de loup [62] . Ses oreilles, larges comme des
vans, pendaient jusqu’au milieu de ses jambes, et il aurait pu s’en envelopper
comme d’un manteau pour éviter de recevoir la pluie, un jour d’orage. Bref, il
était si laid à regarder qu’on en arrivait à douter que ce fût un être humain.
De plus, il avançait en frappant les arbres à grands coups d’une massue qu’il
tenait comme un jouet dans sa main, et il menait avec lui, comme un berger son
troupeau, une troupe de cerfs, de biches, de daims et d’autres bêtes de couleur
rousse [63] .
Ainsi donc, l’Homme Sauvage, attiré par le fumet de la
viande rôtie, s’arrêta devant le feu et commença à se réchauffer en regardant
la nourriture avec envie et en bâillant comme s’il n’avait pas mangé depuis
très longtemps. Quand il vit que la viande était cuite à point, selon son goût,
il l’arracha de la broche et la dévora sans reprendre sa respiration. Puis il
mangea tranquillement le pain chaud et le miel, et but le lait, avant de
s’endormir, le ventre plein, devant le feu qui continuait de brûler. C’est
alors que Grisandole et ses compagnons sortirent de leur cachette. Avec
beaucoup de précautions, et dans le plus grand silence, ils se saisirent de la
massue de l’Homme Sauvage et emprisonnèrent solidement celui-ci grâce à une
grosse chaîne de fer. Enfin, ils l’attachèrent sur le dos d’un cheval et
prirent le chemin de la cour.
Or, quand ils eurent parcouru quelques lieues, l’Homme
Sauvage sembla se réveiller. Il jeta des regards terribles autour de lui, mais
ses yeux s’arrêtèrent sur Grisandole. Alors, il se mit à rire. Grisandole lui
demanda pourquoi il riait. « Créature dénaturée, forme muée et
méconnaissable, trompeuse en toutes choses, piquante comme un taon venimeux,
empoisonneuse comme du venin de serpent, tais-toi, car je ne te dirai rien
avant que nous soyons en présence de l’empereur ! »
Un peu plus loin se dressaient les bâtiments d’une abbaye
nouvellement construite dans une clairière de la forêt, et au bord du chemin se
tenait une foule de gens qui demandaient l’aumône. Lorsqu’il les vit, l’Homme
Sauvage se mit à rire. Mais quand Grisandole lui demanda, encore une fois,
pourquoi il riait, il lui cria méchamment : « Image fausse, décevante
créature, piquante comme un poinçon, par lequel les hommes sont affolés ou tués,
rasoir plus affilé et tranchant que le
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