La nef des damnes
contradictoires qui l’agitaient.
— Bien, je vais répéter vos paroles à mon frère. Mais vous avez tort.
— Raccompagnez-le hors du camp ! ordonna Hugues en se détournant.
50
C’est la douleur qui ramena Tancrède à la conscience. Il ouvrit les yeux et porta la main à son crâne. Il ne savait plus où il était. La seule chose qu’il savait, c’est que sa tête lui faisait atrocement mal. Ses doigts étaient souillés de sang séché. Il s’assit avec difficulté, sa tête sonnant comme un bourdon. Tout lui revenait, le poignard de Sven sur le sol, les coups qu’on lui avait assenés. Il était allongé sur une des paillasses de l’infirmerie. Le jarl ronflait à ses côtés. Et au-dehors, aucun bruit ne troublait le silence. L’infirmier Grégoire s’était endormi sur sa table. Et frère Iñigo montait la garde devant la porte. Le jeune homme se leva en vacillant.
— Frère Iñigo, appela-t-il. Que s’est-il passé ? On m’a assommé. Où est Sven ? Vous l’avez trouvé ?
Il trébucha et, dans son geste pour se raccrocher, heurta frère Grégoire dont le corps tomba lourdement sur le sol et y resta sans mouvement.
— Frère... Grégoire ! Frère Grégoire.
Tancrède s’était penché sur le moine, son visage était figé dans une atroce grimace de douleur. Il était mort.
Le jeune homme avait l’impression de patauger en plein cauchemar. Il se retourna vers Iñigo mais celui-ci, l’air résolu, lui barrait le passage.
— Bouge pas ! ordonna-t-il.
Au même moment, la porte s’ouvrit devant un homme en mantel gris portant une arbalète au côté. Et d’un coup, tout s’expliqua. Non seulement les pirates avaient pris le monastère, mais il y avait des hommes à eux parmi les moines. Ils étaient tombés dans un piège.
— Le Diable de la Seudre, marmonna-t-il.
— Il est bon que tu me reconnaisses enfin, déclara celui-ci en rabattant sa capuche. Le piège s’est refermé, mon doux sire.
— Vous êtes frère Henri, le camérier...
— Disons plutôt Rohard, celui qui te traque depuis Barfleur. Le camérier, quant à lui, repose depuis longtemps sous six pieds de terre avec quelques-uns de ses collègues.
Tancrède resta muet. Il comprenait mieux maintenant l’attitude effrayée de l’abbé dont les pirates avaient investi le paisible monastère. Tous les détails lui sautaient au visage les uns après les autres. Et ce moine fou qui sans doute avait échappé à la mort de justesse et, depuis, rôdait sur l’île comme un sauvage. La machination était habile, il n’y avait vu que du feu. Il recula jusqu’au jarl, mais le ronflement de celui-ci le rassura. Il lui toucha l’épaule, essaya de le réveiller, mais rien n’y fit.
— Que lui avez-vous fait ? s’insurgea le jeune homme.
— Rien encore, répondit Rohard.
Il y avait soudain tant de haine dans la voix du pirate que Tancrède le regarda plus attentivement.
— Si vous ne poursuiviez que le trésor, fit-il, vous n’auriez pas imaginé un tel plan.
— Vous avez raison, messire, mais vous ne savez rien de la pauvreté dans laquelle vivent les gens de mon pays. Là-bas, sur les bords de la Seudre, nous sommes naufrageurs de père en fils, parce que c’est le seul moyen de survivre. Nous sommes prêts à tous les crimes pour remplir nos écuelles.
Le Diable se tut, perdu dans ses souvenirs. Tancrède attendit un moment. Iñigo n’avait pas quitté la porte et il songea que, sans armes, il lui serait difficile de fuir.
— Mais oui, il y a autre chose, reprit Rohard, vous avez raison, messire. Il y a Allard, mon frère, mon amant. Ou plutôt il y avait.
Une drôle de lueur s’était allumée dans les yeux de Rohard alors qu’il reprenait tout en le détaillant :
— Il n’était pas aussi grand que vous ni aussi blond, mais il avait des yeux de la couleur des vôtres, un vert intense, lumineux, et de longs cils de femme. J’ai juré de tuer de ma main celui qui l’a étripé et cet homme, celui que vous appelez le jarl, est maintenant à ma merci.
Malgré le malaise qu’il avait ressenti pendant l’examen, Tancrède protesta :
— Le jarl ne peut se défendre. Si vous voulez vous venger...
— Vous croyez donc que j’ai encore quelques restes de morale ? s’esclaffa le pirate. Que je vais attendre qu’il soit sur pied pour l’affronter en combat régulier ? Détrompez-vous, il me suffit qu’il ressente les supplices que je lui infligerai.
La voix
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