La nef des damnes
de l’autre était si âpre, sa haine si violente que le Normand essaya de l’entraîner vers un autre sujet :
— Et l’infirmier, pourquoi l’avoir tué ?
— Un drôle d’animal, ce moine. Tant que je lui promettais des cadavres, voire des blessés pour ses expériences, il se tenait tranquille. Mais quand il a compris que son art ne m’intéressait pas et que j’allais m’en prendre à celui qu’il venait de sauver, il m’a tenu tête. Je ne supporte pas qu’on me tienne tête. Iñigo !
— Oui, maître ?
Tancrède se raidit malgré lui. L’autre s’en aperçut :
— Oh, je ne vais pas vous tuer tout de suite ! Ni lui non plus.
— Que voulez-vous ?
— Vos vies à tous, le trésor, les marchandises, les bateaux... Venez, sortons.
Le Diable se tourna vers Iñigo.
— Reste auprès de celui-là, ordonna-t-il en désignant le jarl.
La cour était un spectacle de désolation. Dans un coin gisait un cadavre décapité qu’il reconnut pour être celui du malheureux abbé. Sven était là, lui aussi, et l’autre guerrier fauve. Déjà des corbeaux se posaient sur eux, indifférents aux hommes qui allaient et venaient. Les moines, dont certains étaient blessés, étaient rassemblés en un troupeau apeuré que gardaient des pirates.
Un grand gaillard vêtu du pantalon court des marins passa devant eux et regarda le Normand sans aménité. C’était Costans, le frère aîné de Rohard.
— Vous reconnaissez notre frère hôtelier ? demanda le Diable en le désignant. Et là-bas, notre portier.
Tancrède aperçut frère Jean.
— Comment avez-vous fait pour faire illusion ? Pour que nous ne nous doutions de rien ? Vous aviez l’air si à l’aise même avec les rituels quand nous sommes passés à table !
— Je prends ça pour un compliment. Ce n’était pas très difficile, vous savez, répondit le Diable. J’ai eu le grand bonheur d’être enfermé par mon père chez les moines, certes peu de temps. Après l’incendie de leur chapelle, ils ont préféré me rendre ma liberté, mais leur enseignement m’a servi, comme vous l’avez vu.
— Mais comment saviez-vous que nous devions passer ici ?
— J’avais mes espions sur vos bateaux.
Tancrède allait répliquer, quand il aperçut Dreu parmi les prisonniers. Assis contre la margelle de la fontaine, le copiste se tenait la tête entre les mains.
— Je peux parler à frère Dreu ?
— Mais bien sûr. Vous êtes libre, mon cher Tancrède... tant que vous restez entre ces murs.
Le Normand s’était approché du moine qui se redressa à son approche. Des contusions et un œil au beurre noir marquaient son visage, il avait une dent cassée, mais il essayait de sourire malgré tout.
— Ah ! Messire ! Vous êtes vivant, s’écria-t-il. Je voulais vous prévenir, mais ils m’en ont empêché.
— Je suis heureux de vous voir en vie.
— Ils ont tué l’abbé, c’était horrible, messire, si vous saviez, se lamenta Dreu. Le pauvre homme avait perdu la raison. Malgré ses hurlements, ils l’ont égorgé comme un coq et après...
L’appel d’une trompe interrompit le flot de paroles du copiste. La poterne s’ouvrit devant Richard qui traversa la cour et alla droit à son frère, l’entraînant à l’écart.
— Maître Richard, le pèlerin de Compostelle, marmonna Tancrède, je l’avais oublié, celui-là. Voilà donc le premier espion, mais quel est le second ? Il a bien dit « mes espions » ?
À l’autre bout de la cour, l’entretien semblait mal se passer. Rohard était entré dans une colère noire. Il avait saisi son frère aux épaules et, après l’avoir secoué, l’envoya rouler au sol. Puis il attrapa un des seaux de bois servant à la toilette et le fracassa contre le mur.
Tout le monde s’était tu. Le pirate se dirigea vers le groupe de prisonniers puis il se mit à marcher de long en large avec une telle fureur que nul, même parmi ses hommes, n’osa l’aborder. Pendant un instant, Tancrède se demanda s’il n’allait pas donner l’ordre de tous les massacrer, là, maintenant.
Mais non, une idée semblait être venue à Rohard qui vint droit à lui et lui demanda :
— Quelle est cette histoire où des guerriers prennent une ville ennemie en faisant croire qu’ils abandonnent la bataille et en leur laissant une soi-disant offrande aux dieux ?
— Le présent des Grecs à Minerve : le cheval de Troie, répondit Tancrède.
— Oui, c’est bien cela.
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