La nef des damnes
Le cheval de Troie.
Un sourire illumina la face maigre de Rohard.
— C’est une histoire qu’Allard aimait bien. Il serait content.
Et laissant le jeune homme stupéfait, il se remit à marcher.
51
Avec le jour, la tempête s’était apaisée et les vagues qui faisaient éviter le paro sur son ancre n’étaient plus si fortes. Pourtant, de lourds nuages restaient accumulés à l’horizon et Mario, le pilote génois, les regarda avec anxiété.
— C’est maintenant ou jamais, murmura-t-il à l’adresse du capitaine qui venait de s’accouder à ses côtés. Ces nuages-là ne me disent rien qui vaille. J’ai bien peur que la tempête que nous avons essuyée ne soit rien par rapport à celle qui arrive.
Le Calabrais hocha la tête et repartit de son pas tranquille vers la proue. Il savait ce qui lui restait à faire. Ils avaient répété les gestes et les paroles qu’ils devraient dire afin d’attirer leurs gardiens. Il se tourna vers le rivage et fit semblant de scruter avec attention la plage du Layet où Richard et ses hommes avaient abordé, puis il héla Mario qui le rejoignit et bientôt tous deux parurent intrigués au plus haut point par ce qui se passait sur la grève.
— Que regardez-vous ? demanda l’un des gardes, s’approchant à son tour.
— Il m’a semblé voir du mouvement près du canot, mentit le capitaine.
— Ils seraient déjà de retour ?
— Ce n’est pas impossible, renchérit le pilote. Rohard n’aime pas traîner. Et puis, avec les Barbaresques, il sait bien que ces eaux ne sont pas sûres.
L’homme se pencha :
— Je ne vois rien.
— Mais si, là, sous les frondaisons ! insista le capitaine. Ils sont plusieurs.
Le second garde était venu rejoindre son compère et, tandis qu’il s’accoudait lui aussi au plat-bord, le pilote et le capitaine passèrent à l’attaque.
En quelques secondes, les deux gardes se retrouvèrent le crâne défoncé par un espar, avant d’être lardés de coups de couteau.
La haine du pilote et du capitaine avait été si longtemps contenue, ils avaient tant vu de torture et de massacre, tant entendu de cris sans pouvoir jamais rien faire, qu’elle éclata avec une violence inouïe et quand, haletants, ils s’arrêtèrent de frapper, les gardes avaient rendu l’âme depuis longtemps.
Leurs visages n’étaient plus qu’une infâme bouillie. Des rigoles sanglantes souillaient le pont. Les pieds nus et les vêtements des deux marins étaient éclaboussés de rouge. Ils se regardèrent, stupéfaits et effrayés de leur propre fureur.
— Ne traînons pas, jeta le pilote qui fut le premier à reprendre ses esprits. Aide-moi à descendre le canot à la mer. J’ai déjà mis une gourde d’eau douce et des vivres dedans.
Quelques instants plus tard, la petite embarcation longeait les côtes de l’île de Cabo Ros, piquant droit vers le sud. Malgré un vent et des courants contraires, les deux hommes doublèrent bientôt le cap de Rioufroid. Maintenant, ils avaient à bâbord la haute mer et son horizon vide, et devant leur proue, la silhouette escarpée de l’île de Porcayrolas.
— Où nous emmènes-tu ? demanda le Calabrais qui ramait avec la force du désespoir.
— Dans l’île voisine, répondit le Génois qui guidait son ami à travers les écueils. Je ne pense pas que Rohard viendra nous y chercher et elle est suffisamment sauvage pour que nous puissions nous y cacher.
Mais le plus difficile restait à faire, Mario le savait. Les écueils étaient de plus en plus nombreux autour d’eux et les courants étaient mauvais. Le vent et la houle grossissaient à vue d’œil, faisant plonger le petit canot dans des creux qu’il peinait à remonter.
— Prends plus au large, à bâbord, ordonna Mario.
Déjà épuisé par l’effort à soutenir, de l’eau jusqu’aux chevilles, giflé par les embruns, le Calabrais souffla :
— Crois-tu que nous allons y arriver ?
— J’en sais rien, mais tout plutôt que d’être repris. Laisse-moi ta place, je vais ramer, proposa le Génois tout en observant le niveau de l’eau qui montait au fond du canot. Et prends l’écope sous le prélart !
Comme si la perspective de finir dans les mains du Diable de la Seudre lui avait donné une énergie nouvelle, le pilote se mit à souquer avec force. Le Calabrais se glissa sous la bâche goudronnée qui protégeait leurs provisions et saisit la petite pelle creuse.
Quelques instants plus tard, il
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