La nef des damnes
décision d’Hugues était prise :
— Tancrède, juste vous, moi et le moine, ordonna-t-il.
Et bientôt tous trois se lancèrent à travers les taillis à la poursuite des ravisseurs.
LE ROULEAU DES MORTS
53
Frère Albéron n’avait pas menti. Grâce à sa connaissance de l’île de Cabo Ros, Tancrède et Hugues étaient arrivés sur l’anse du Layet avant les pirates. À quelques encablures au large se balançait le paro vert pâle. La tempête n’avait pas encore touché cette partie de la côte et il y régnait un silence pesant qui incitait au murmure.
— Où est leur canot ? demanda le gros moine en essayant de reprendre son souffle.
Tancrède lui désigna la coque qu’il venait d’apercevoir dissimulée dans les taillis.
— Le temps presse. Allez vous cacher, mon frère.
Le cuisinier ne se le fit pas dire deux fois. Même s’il ne manquait pas de courage, il n’était pas un combattant et l’idée de se trouver à nouveau face à ceux qui avaient torturé et tué les siens le terrifiait. Il s’enfonça dans les buissons. Un geai s’envola, poussant un trille d’alerte. Quelqu’un approchait.
Les regards d’Hugues de Tarse et de Tancrède se croisèrent. L’Oriental serra avec rudesse le jeune homme dans ses bras, puis s’écarta et lui tendit son arc.
— Le frère hôtelier, ordonna-t-il.
Le visage grave, le jeune homme s’agenouilla, l’arme levée. Hugues avait saisi son cimeterre à deux mains. Malgré la tension qui les habitait, leurs gestes étaient sûrs et leurs yeux fixés sur les bois d’où allait jaillir l’ennemi. Un nouveau trille du geai. L’attente ne fut pas longue. Un halètement, des branches brisées. Richard et Rohard apparurent les premiers, Costans derrière eux, tirant sa prisonnière par les cheveux. En voyant la jeune femme qui trébuchait et s’agrippait des deux mains à sa chevelure, les prunelles de l’Oriental s’étrécirent. Il murmura :
— Maintenant !
Tancrède décocha. Costans s’écroula, entraînant Eleonor dans sa chute. Le trait lui avait traversé la gorge. Un dernier soubresaut l’agita et un flot de sang jaillit de sa bouche. Il était mort.
Richard et le Diable s’étaient arrêtés net en voyant ceux qui leur barraient le chemin, puis ils chargèrent avec des hurlements de possédés. Tancrède avait jeté son arc et saisi son épée. Mais le temps qu’il se relève, Rohard, plus rapide, l’avait désarmé et il s’effondra, une balafre sanglante entaillant sa main et son poignet. Le Diable écarta l’épée de la pointe de son pied et gueula en posant sa lame sur la gorge de son adversaire :
— Rends-toi, Hugues de Tarse !
Malgré la fureur qui l’habitait, l’Oriental, qui venait d’acculer Richard à un arbre, s’immobilisa aussitôt.
— Laisse partir mon frère ou, parole de Diable, j’égorge celui-là comme un porc !
Pendant un moment, il ne se passa rien. Les deux hommes se défiaient du regard, chacun gardant son prisonnier sous la menace.
— Ne cédez pas ! cria Tancrède malgré la morsure du fer.
— Toi, tais-toi ! ordonna le Diable.
Il y avait dans sa voix une exaspération qui inquiéta Hugues. Il sentit que l’équilibre fragile qui les immobilisait encore risquait de se rompre d’un moment à l’autre et que la folie meurtrière qui habitait cet homme allait l’envahir.
— Ça va, j’accepte, fit-il. Je le lâcherai si tu recules, toi aussi.
Après une hésitation qui était comme un regret de n’avoir pu achever l’homme à terre, le Diable obéit.
— Et je veux ta parole que tu n’essayeras pas de nous rattraper, ajouta-t-il.
— Tu l’as, souffla Hugues.
— Richard avec moi ! cria le Diable.
Son frère l’avait rejoint et ils avaient repris leur course vers le canot. Tancrède se releva, le visage empourpré, le sang dégoulinant de sa plaie.
— Votre main ? demanda Hugues qui craignait qu’il n’en ait perdu l’usage.
Furieux d’avoir fait échouer leur attaque, le jeune homme répliqua sèchement :
— Vous n’auriez pas dû céder, il fallait les étriper.
— Et risquer de vous perdre ?
— On ne va pas les laisser s’en aller comme ça !
Il avait ramassé l’arc et le couire.
— Que voulez-vous faire ?
— Ils ont votre parole, pas la mienne ! grogna Tancrède.
Richard avait déjà sauté dans le bateau, saisissant les avirons. Rohard poussait, de l’eau jusqu’au torse, puis il se hissa à son
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