La nuit de l'ile d'Aix
:
— Non, ce sont des Danois qui parlent anglais.
— Capitaine, je suis content de vous voir. Les chaloupes sont parées ?
— Oui, sire.
— Alors, à ce soir donc... Nous attendrons Votre Majesté ce soir.
— Ce soir ou demain. Plutôt demain, je voudrais emmener mon frère Joseph. Je l’attends.
Tandis que Besson ravale sa glotte, Napoléon a étalé une carte sur la table. Ce n’est plus la carte d’Amérique, c’est une carte d’état-major, celle de la côte charentaise. Il appuie le doigt sur le pertuis.
— Vous êtes sûr de bien connaître les passes, les tirants d’eau, les récifs ?
— Sire, je ne vous donnerai qu’un argument : à marée basse il n’y a que deux ou trois mètres d’eau sur la partie la moins profonde du pertuis Breton. Avec une marée de cinq mètres, il est pratiquement impossible de lancer un bâtiment comme le Bellerophon.
— Pourquoi ?
— Il risque le talonnage ou l’échouage. Tandis que les frégates ont toute la mer, le brick encore bien plus... Nous serons au large avant que le Bellerophon ait assez d’eau pour tenter de nous rejoindre vers le haut-fond du Peu que vous soyez ici, il est indiqué sur votre carte et nous aurons la possibilité de serrer la côte de plus près.
La croisière anglaise cerne la rade, les chances de départ s’amenuisent, le gouvernement le trahit. Philibert est prêt à le livrer, mais l’Empereur continue d’être balancé entre l’attrait du rêve américain et la tentation du miracle, l’imprévisible rappel à Paris pour sauver la patrie et reprendre l’offensive. Ce rappel à la tête de l’armée, il arrive, le voilà, il débarque. Il a les traits empâtés et familiers du roi d’Espagne.
Beker accueillit le roi Joseph sur le quai du débarquement où le soleil dorait la rouille des antiques anneaux de fer, les séchoirs de filets et les tresses dénouées des cordages.
— Sire, il faut que je vous parle avant que vous ne voyiez l’Empereur.
— À quel propos ?
— Sa volonté est ébréchée, il hésite, il retarde, et chaque heure de retard le conduit vers l’irréparable.
— Je sais, dit Joseph, c’est pourquoi je suis venu.
— Sire, dit Las Cases, le roi Joseph vient de débarquer.
— Ah Joseph ! C’est un fort bon homme, Joseph... Et il m’aime sûrement, mais il ne m’a guère aidé. Vous savez, Las Cases, Joseph et moi nous nous sommes fort aimés et accordés. Toutes ses qualités tiennent essentiellement de l’homme privé. Il est naturellement bon, il a de l’esprit, il est aimable. Dans les hautes fonctions que je lui ai données, il a fait ce qu’il a pu. La tâche s’est trouvée hors de proportion avec ses forces. Je ne doute pas qu’il fit tout au monde pour m’aider...
Gourgaud frappait :
— Sire, voilà le roi Joseph.
— Il est seul ?
— Non, il est avec le général Beker et un marin qui traîne ses bagages.
— Faites-le entrer, et vous, partez tout de suite sur les frégates.
— Ah Joseph !
Et Joseph essuyait une larme.
Le roi d’Espagne s’est lui aussi épaissi et enrobé. Il présente la même corpulence que l’Empereur, le même buste à bedaine greffée, le même front dénudé. Le visage empâté, les cheveux rares. La coiffure « à la Titus » accentue sa ressemblance avec son cadet. Les effusions à peine terminées, Joseph entrait dans le vif.
— Tu sais que je viens te chercher ?
— Où veux-tu m’emmener ?
— D’abord à Rochefort, puis sur la Loire.
— Quoi faire ?
— Prendre le commandement de cent mille hommes qui n’attendent que toi pour marcher sur Paris.
Joseph s’enflamme.
— Il y a Lamarque, il y a Clauzel, il y a toutes les garnisons de l’Ouest, il y a dix mille fédérés et des masses de volontaires. Tu as remporté la victoire à Austerlitz avec trois fois moins d’hommes, tu m’as répété toute notre vie qu’il fallait savoir forcer le destin, eh bien, force-le.
Napoléon hoche la tête :
— Je refuse la guerre civile, je ne porterai pas la responsabilité d’un bain de sang.
Joseph le regarde pétrifié.
— Mais ce n’est pas toi que j’entends ! Tu es malade ! On t’a fait avaler quelque drogue ! C’est la première fois de notre vie que je te trouve abattu, résigné, sans courage, sans volonté. Écoute-moi, tu m’as parlé si souvent du chemin de l’honneur... Le chemin de
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