La nuit de l'ile d'Aix
poussière, d’eczéma et d’oripeaux. À bout de force, à bout de souffle, au bout du monde. Et nous regardions avancer ce carnaval, et nous écoutions les aboiements hystériques des belles hétaïres qui criaient : tuez, tuez, tuez... Eux ils saluaient du sabre, ils n’avaient jamais connu la défaite. Et nous on tremblait en regardant défiler le prélude à cette fête du sang. Ils se sont rassemblés pour charger. Et là je n’oublierai jamais le moment où j’ai entendu votre voix qui s’élevait dans le silence du désert : — Formez les carrés, l’artillerie derrière les carrés... En un clin d’œil on s’était refermés en une dizaine de hérissons. Je m’excuse, sire, je vous ennuie avec mes souvenirs...
— Continuez, Alméiras.
— Ils se sont élancés, j’ai fermé les yeux, ils ont chargé, chargé. Nous les laissions approcher à trente mètres et nous tirions. Ils ont bien chargé dix fois. Rameutés par leurs cheikhs, leurs pachas et leurs beys. Dix fois ils sont revenus, dix fois ils ont mordu la poussière... sans entamer les carrés. On a bien dû en tuer plus de la moitié. Le soir on les a achevés à la baïonnette et on a jeté dix mille cadavres dans le fleuve, puis on s’est occupé de leurs houris. Ah ! nom de Dieu, oh ! pardon, sire, quelle journée ! C’est à tout ça que je pensais en montant votre escalier et je prie Votre Majesté de bien vouloir excuser la privauté.
Napoléon s’était adossé à la cheminée de marbre blanc, les bras croisés, les yeux au vague.
— Une belle journée, Alméiras. Et une belle armée...
— Cette armée qui vous est toujours dévouée, sire. Et je ne sais pas comment interpréter ce présage égyptien.
— Quel présage ?
Le général désignait du doigt les deux sphinx de bronze des chenets allongés dans la cheminée.
— Sire, il y a une question que j’ai toujours brûlé de vous poser et je n’ai jamais osé.
— Je vous écoute.
— Cette tactique de hérissons à mitraille face aux escadrons de mamelouks, est-ce que vous l’aviez conçue avant ?
— Mais non, bien sûr. Jamais ! Écoutez-moi bien, Alméiras, j’ai toujours vécu d’idées générales plus que de plans arrêtés. Je ne me butais pas à plier les circonstances à mes idées, mais je me laissais en général conduire par elles. Je n’ai jamais pensé une tactique définie avant d’aborder un champ de bataille. Ce sont les dispositions de l’ennemi qui déterminent les miennes. L’art militaire est un art très simple et tout d’exécution immédiate. Il est fait d’abord d’adaptation aux contingences... À l’image de la vie. Un général qui arrive au combat avec un plan arrêté dans son esprit, et qui n’en démord pas, est condamné à la défaite. La guerre est empirique, Alméiras. Comme la cuisine, l’amour, la peinture, la chasse. Empiriques...
— Avec Votre Majesté, empirique devient vite impérial.
— Autrefois, oui, peut-être ; mais vous n’êtes pas venu pour me parler du pacha du Caire et des houris de la smala ?
— Pas seulement, sire, je voulais vous dire : le 14 e de Marine compte quinze cents hommes. Avec les artilleurs et les pêcheurs, ça fait deux mille hommes. Alors il faut que vous sachiez...
— Je sais, Alméiras.
Le général secoua la tête :
— Pas tout, sire ; l’escadre aussi vous est acquise. À quelques exceptions près.
— De quoi parlez-vous ?
— De Philibert et de deux ou trois complices à lui. Sire, un seul mot de vous, et la Saale est à nous. Avec la Méduse, Y Épervier et la Bayadère, et deux mille hommes...
Napoléon lui prit le bras :
— Non, Alméiras, pas ça, ce n’est pas possible, ce sont des Français, vous comprenez...
— Sire, nous ne ferons rien que sur votre ordre. Mais je voulais que vous sachiez qu’en cas de nécessité nous sommes prêts à nous faire tuer jusqu’au dernier.
Napoléon lui posait la main sur l’épaule.
— Merci de tout cœur, Alméiras, un geste comme le vôtre, un jour comme celui-là...
Des voix résonnaient à l’entresol. Un bruit de bottes dans l’escalier, Gourgaud venait rendre compte de sa mission auprès des commandants de frégate. Il aborde l’Empereur sans tendresse et sans précautions verbales. Il sait qu’il s’adresse à un homme désemparé, malade, angoissé, et attaque d’entrée :
— Sire, j’ai la conviction que
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