La nuit de l'ile d'Aix
préfère l’argent sans honneur à l’honneur sans argent. La carte de visite de M. de Lameth, l’homme qui insultait La Bédoyère, est exemplaire à cet égard.
— Député de la Constituante.
— Préfet de l’Empire.
— Préfet de la Restauration.
M. le duc Decrès apparaît lui aussi comme un archétype du genre. Lorsqu’il fut contre vents et marins promu ministre de la Marine par l’Empereur, il prit l’habitude dans son courrier de comparer Napoléon à Dieu.
Au cours de la première quinzaine de juillet, cet idolâtre va changer de mystique et nous allons mesurer son évolution à travers ses lettres à Bonnefous.
Dieu au départ, puis demi-dieu, Napoléon au bout du compte sera représenté par Decrès comme le diable et traité comme tel à coups d’exorcismes. Il est devenu gênant pour la carrière du ministre. À l’opposé, M. de Bonnefous, qui va assumer le rôle ingrat de tampon, et qui sera écrasé entre deux nécessités impérieuses, sauver sa tête et essayer de sortir l’Empereur du traquenard de l’île d’Aix, verra sa loyauté couronnée par la disgrâce.
— Sire, Madame Mère vient d’arriver. Elle est avec la reine Hortense. Napoléon lève les yeux de son livre.
— Vous la connaissez, Las Cases ?
— Non, sire.
— C’est à elle que je dois ma fortune et tout ce que j’ai fait de bien. Savez-vous que j’ai encore présentes à la mémoire les leçons de fierté que j’ai reçues d’elle dans mon enfance. Elles ont agi sur moi toute ma vie. C’est une âme forte, trempée aux plus graves événements. Elle a éprouvé cinq ou six révolutions, elle a eu trois fois sa maison brûlée par les factions corses.
« Ma mère était belle comme les Amours. Elle s’est mariée à treize ans. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’elle et mon père – qui n’avait pas dix-huit ans –, s’aimaient si passionnément qu’ils ne savaient pas attendre. Ils avaient à peine trente ans à eux deux. Elle a eu son premier garçon à quinze ans. Ma mère a eu treize enfants. Elle en a élevé huit : un empereur, trois rois, trois reines et un poète {34} . Qui dit mieux ? C’était une tête d’homme dans un corps de jeune fille. Elle a tout supporté, les privations, les fatigues, les dangers quand elle se battait avec mon père dans les rangs de Paoli. Enceinte de six mois elle a coulé à pic sur son mulet en franchissant un gué : trois mois avant ma naissance. C’est mon père qui a plongé pour la sauver. Elle m’avait voué à la Vierge.
« Et savez-vous que mon père, toujours dans le sillage de Paoli, hésitait à rallier Londres ?
« La Vierge n’a pas permis que je naisse en Angleterre. Elle va peut-être me permettre d’y mourir...
« Ma mère n’avait pas voulu manquer la messe de la Vierge le 15 août. Elle m’a dit plus tard qu’elle savait que je naîtrais ce jour-là puisqu’elle m’avait voué à Marie. On l’a ramenée en chaise à porteurs à la maison, et elle a accouché sur le canapé du petit salon.
Elle arrive muette, noire, pathétique dans ses voiles de veuve intemporelle et sa mante de duègne de tragédie. Peut-être encore plus belle dans le malheur. Elle a soixante-cinq ans. Elle demeure « une des plus belles femmes qui aient jamais existé. Ses yeux noirs entourés de longs cils peuvent le disputer d’éclat et d’expression à beaucoup de jeunes filles. »
La reine mère de l’Empire a ajouté à sa grâce native une majesté de suzeraine.
— Bonjour, mon fils.
— Bonjour, ma mère.
Elle pose un sac de cuir sur la table.
— Je t’ai apporté tout ce que j’ai. Tu peux disposer de tous mes biens. Ils sont à ta disposition.
Le regard de Napoléon reflète un étonnement émerveillé. Car l’âpreté de Mme Letizia est célèbre ; elle a été mise en chanson.
Elle ajoute de sa voix chantante :
— Je me réduirai s’il le faut à une simple servante. Je ne veux plus vivre que pour toi. Comme à Marseille.
— Tu te souviens, mamma, l’appartement de Marseille ?
— Ah oui, tu avais un bon métier. Il a fallu que tu aies cette idée de devenir Empereur... Écoute, Bonaparte {35} , sais-tu à quoi je pensais en venant ? Je pensais à cette lettre que le directeur de Brienne nous avait écrite : Bonne constitution, excellente santé et surtout ce qui m’a fait sourire : un caractère soumis.
Mme Letizia ébaucha un pâle sourire et reprit
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