La nuit de l'ile d'Aix
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— Soumis...
— Oh, je me souviens de ce rapport, dit Napoléon, il y avait aussi : « Il sait passablement l’histoire et la géographie, il est faible en exercices d’agrément, il peut faire un excellent marin. » Un excellent marin : je l’ai prouvé sur la barque qui m’a fait échapper à Paoli et sur la frégate qui m’a permis d’échapper à Nelson...
Elle avise la carte d’Amérique déployée sur la table.
— Tu veux aller en Amérique ?
— Oui, ma mère.
— Tu as peut-être raison. Là ils ne pourront plus te faire de mal... Et je pourrai venir te voir.
Et elle ajoute dans un sourire :
— Et puis cette fois-ci, je ne pourrai plus t’empêcher de partir.
Elle s’est assise sur le sofa. Elle parcourt du regard les zones hachurées de la carte d’Amérique.
— Tiens, tu as encore souligné l’Ohio et le Sciotto... Tu te souviens, Bonaparte, voilà bientôt trente ans... Tu étais sous-lieutenant à Valence. Un jour tu as débarqué en Corse avec un prospectus où étaient dessinées ces deux rivières.
Napoléon regarde sa mère.
— Trente ans... C’était un été lourd et brûlant comme aujourd’hui. Il se revoit seul dans la maison des Milelli. Ils se taisent et le débat d’autrefois se ranime dans ce silence. Le Sciotto et l’Ohio déferlent sur les jardins de la Malmaison.
Tout au long de la rue Neuve-des-Petits-Champs, une longue file d’attente s’étirait sur la chaussée. On se pressait, on se bousculait, on s’exaltait, on s’injuriait. Les têtes se levaient pour scruter les menaces du ciel ou se penchaient pour mesurer l’interminable écoulement vers les guichets de la Compagnie du Sciotto.
La Compagnie avait ouvert ses bureaux trois mois plus tôt. Elle était présidée par M. Joël Barlow qui signait ses lettres de créance ou ses billets d’audience d’un titre insolite : « Observateur du Congrès américain à Paris. »
La guerre d’Indépendance, les souvenirs enflammés des vétérans de Rochambeau, les discours de M. de La Fayette, les contes de M. de Chateaubriand avaient donné à l’Amérique des couleurs de Golconde et d’Eldorado. Et c’est alors que Joël Barlow avait surgi. Il était devenu très vite la coqueluche des salons, il avait fait imprimer ces brochures qu’on distribuait dans les jardins et à la sortie des offices.
PROSPECTUS POUR L’ÉTABLISSEMENT
SUR LES RIVIÈRES D’OHIO ET DU SCIOTTO EN AMÉRIQUE
Sur la deuxième page, on découvrait rapidement les moyens de faire fortune en rêvant. «... Les États-Unis réunis en Congrès se proposent de vendre trois mille acres qui composent la partie occidentale de ce territoire... »
Sur la dernière page l’adresse des bureaux de la Compagnie du Sciotto qui fournissait les renseignements et les bulletins d’adhésion. Chaque plaquette était revêtue de la signature de Joël Barlow.
Dès l’ouverture de ses bureaux, l’Observateur du Congrès américain à Paris avait été contraint de demander du renfort aux exempts pour canaliser la ruée. Il avait harangué cette foule devant le siège de la Compagnie, et il avait fait des terres du Sciotto une description si paradisiaque qu’elle arrachait des larmes aux yeux des plus blasés, et déliait les bourses des plus avares. « Il y a un oiseau magique, concluait Barlow, vous le trouverez fréquemment sur votre route : le faisan doré. »
Le mot courut dans la foule : le faisan doré...
Pressés dans cette foule, muets et résignés, deux officiers se poussaient du coude et riaient tout bas de ces candides fariboles.
— Tu as entendu ?
— Non.
— Les canards sauvages se posent sur la carabine des chasseurs.
— Ces canards sauvages sont des enfants du Bon Dieu...
François d’Hobécourt, sanguin, massif, le nez de Cyrano, une crinière frisée. Et son meilleur ami le lieutenant Napoléon Bonaparte, petit, maigre, le cheveu raide, le teint olivâtre, un visage émacié où resplendissent des yeux immenses, magnétiques.
— Une heure déjà, grince d’Hobécourt, tu crois qu’on finira par être reçus ?
La foule s’écoulait lentement vers les guichets.
— Tu en as parlé à ta mère ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je préfère lui en parler de vive voix. Je pars en Corse le mois prochain. Je vais lui écrire pour la préparer à ma décision. Je lui expliquerai que plutôt que finir capitaine cul-de-jatte aux
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