La nuit de l'ile d'Aix
monsieur, qui trahissez l’homme que vous avez juré de défendre, mais je ne pourrai plus vous obéir sans me déshonorer.
Davout ravala sa glotte et sa rage.
— Sortez.
Flahaut sortit sans saluer.
À la Malmaison il hésita longtemps avant de rejoindre l’Empereur dans le parc. Le soir il lui dévida d’un trait son algarade.
— Eh bien, encore un, dit Napoléon. Calmez-vous, Flahaut, vous connaissez le précepte de La Rochefoucauld : « Nos convictions prennent très vite les couleurs de nos intérêts. » Et l’intérêt de Davout, c’est d’être ministre de Louis XVIII. Il peut bien venir m’arrêter lui-même, je lui tendrai la gorge. C’est la seule façon qui lui reste de garder un nom dans l’Histoire. Mais rien n’est perdu, j’attends Exelmans.
Depuis l’alerte des Tuileries, Corvisart venait chaque jour à Malmaison. Il se hâtait de préciser :
— Sire, c’est votre ami qui vous rend visite. J’ai laissé le médecin à la maison.
— J’espère bien que vous n’aurez pas à le rappeler, dit l’Empereur. Mais bientôt il m’en faudra un autre.
— Un autre ?
— Oui, pour mon voyage. Je ne vais tout de même pas vous mobiliser pour l’Amérique. Non, je voudrais un de vos disciples préférés qui prenne votre suite auprès de moi. Et c’est à vous de le choisir.
Ce matin du 28 juin, Corvisart a amené un échassier à binocle, dégingandé, aux cheveux fous, aux mains effilées de pianiste et que l’émotion fait bégayer.
— Voilà Maingault, ce sera le médecin de Votre Majesté. Je réponds de lui comme de moi-même.
Maingault ployait sa grande carcasse dans une roide révérence.
— Je vous verrai après déjeuner.
Après le déjeuner Maingault trouva Napoléon plongé devant ses cartes d’état-major. Sur la première il piquait des épingles, sur la seconde il tirait des plans sur la comète.
— Alors, vous êtes volontaire pour l’Amérique ?
— Sire, je suis volontaire pour vous suivre partout où vous irez.
— Très bien. Pour l’instant j’ai besoin de rafraîchir ma provision de drogue.
— Quelle drogue ?
Napoléon tira de son cou un petit sachet de taffetas noir.
— Voilà. La recette de ce poison est due à Cabanis qui l’avait reçue de Condorcet : opium, belladone, ellébore. C’est avec ce mélange que Condorcet s’est empoisonné dans sa prison de Bourg-la-Reine. Mais je crains qu’à la longue les vertus de ces poudres ne s’évaporent ou ne s’édulcorent.
Maingault examinait le sachet de taffetas, le faisait rouler entre ses doigts.
— Sire, aujourd’hui nous disposons de toxiques plus rapides et plus efficaces.
— Eh bien ! je m’en remets à vous.
— Je rapporterai ce soir le flacon à Votre Majesté.
Il s’affaire à recopier des notes sur la table de la bibliothèque. Il coche des fragments, glisse des signets, pince l’oreille des pages de Humboldt.
Tout absorbé dans son exploration de la forêt tropicale, il n’a pas entendu frapper. Hortense est entrée. Et il découvre, en levant les yeux de l’isthme de Panama où il creuse un canal au crayon, les épaules laiteuses, les frisures dorées et les yeux de tourterelle.
— Sire !
— Oui ?
— Je sais que vous avez demandé une fiole de poison à Maingault.
Il sourit tristement d’un sourire ennuyé.
— Asseyez-vous, ne vous affolez pas. Ce n’est qu’une petite précaution. Vous savez, Hortense, je suis comme tout le monde, la mort c’est ma voisine et ma tentation. J’ai connu la machine infernale de Cadoudal, le pistolet de Ratisbonne, le poignard de Schônbrunn, les cosaques à dix mètres de ma berline en Pologne. Quand j’étais à l’île d’Elbe, les Bourbons avaient envoyé un ancien brigand chouan, le chevalier de Brûlard. Il avait pour mission de rassembler une centaine de mercenaires, de débarquer par surprise dans l’île et de me tuer. Talleyrand avait chargé l’avocat Roux-Laborie de me faire assassiner à Fontainebleau par un mercenaire royaliste, de Montreuil d’Orvault. On lui avait promis en cas de succès deux cent mille livres, le titre de duc, le grade de lieutenant-général, et le gouvernement d’une province. J’étais incapable de lui en donner autant. J’aurais pu faire pister d’Orvault et le supprimer. J’ai préféré oublier.
« En traversant Orgon et Lambesc, en route pour l’île d’Elbe avec les commissaires de la
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