La nuit de l'ile d'Aix

que je conseille est préférable à l’inaction où je vous vois. Et même si vous gagnez les rivages de l’Amérique, j’aurai encore peur pour vous.
    —  Peur de quoi   ?
    —  De l’ennui. Vous aurez la nostalgie du pouvoir.
    Il hausse les épaules   :
    —  Je ne suis pas un homme comme les autres. J’aime bien le pouvoir, mais je l’aime en artiste, comme un musicien aime son violon pour en tirer des sons, des accords, des harmonies. Pas pour un exercice tyrannique. Je l’aime dans la mesure où il me permet de changer le visage des villes et l’esprit des hommes. Tenez, Paris a connu plus de métamorphoses, de changements et d’innovations entre 1800 et 1815 qu’entre Hugues Capet et Louis XVI. Quinze ans d’Empire ont fait bouger la ville et le monde – et aussi l’art de la guerre – plus profondément qu’un millénaire de monarchie. Il faudrait une encyclopédie pour détailler mes travaux d’aménagement à l’échelle de l’Europe. C’est que l’administration exige plus d’esprit que la guerre.
    « À la fin de la première campagne d’Italie j’ai dit à Junot   : je n’ai plus d’illusions, même la gloire me semble fade. J’avais vingt-sept ans. Mais aujourd’hui, à un quart de siècle d’écart quand vous venez me parler de la nostalgie du pouvoir...
    Il s’était approché d’elle et lui tapotait la joue   :
    —  Alors petite fille, c’est convenu, comme à Saint-Cloud, vous ne pleurez plus et je vous donne une bague...
    Elle retourna prestement jusqu’à la console où elle avait posé un haut coffret de santal. Elle fit jouer la serrure.
    —  Sire, j’accepte le pacte. Mais c’est aujourd’hui mon tour de bague si je peux dire... Je sais que sur le champ de bataille de Waterloo les Prussiens ont pillé votre tente et emporté les diamants cousus par Pauline dans la doublure de votre manteau. Je vous ai apporté un modeste cadeau et je vous conjure de ne pas le rejeter. Si les temps sont favorables, il sera fidèle à sa vocation de souvenir. Si la nécessité l’exige, il peut jouer un rôle d’extrême ressource...
    Elle lui tendait le coffret de santal d’où coulait un ruissellement de conte oriental   : rivière de diamants, diadèmes, colliers d’or, bracelets de rubis {47} .
    L’Empereur secoua la tête   :
    —  Je ne peux pas...
    —  Vous ne pouvez pas refuser, n’est-ce pas   ?
    Elle se jeta dans ses bras.
    Pour masquer son émotion, il dit en caressant ses cheveux   :
    —  J’ai une grâce à vous demander.
    —  Tout ce que vous voudrez, sire.
    —  Alors, débarrassez-moi de Mme Bertrand. Prenez cet anneau en souvenir de moi.
    Il retirait vivement la bague de son annulaire.
    —  Allez, prenez, c’est pour vous. C’est l’alliance de Joséphine.
    Le valet de chambre frappa à la porte.
    —  Entre, mon fils.
    Marchand regarda les papiers épars sur la table, les cartons sur le chevalet, le chapeau de castor sur la crédence.
    —  Approche, tu vois ce flacon   ?
    —  Oui, sire.
    Marchand regardait la petite fiole scellée, sans étiquette et emplie d’un élixir épais couleur de coaltar.
    —  Tu feras en sorte que cette fiole soit toujours à portée de ma main. Veille à la déposer dans une poche de ma veste ou peut-être cousue à une doublure. Enfin, il faudra que je l’aie constamment sur moi et que je puisse m’en servir vite. Va...
    Marchand prit la fiole en tremblant. Sa gorge se serrait.
    —  Tu as bien compris   ?
    —  Oui, sire, j’ai bien compris.
    —  Allez, va.
    Et Marchand est sorti en courant pour cacher ses larmes.

 
    Journée du 29 JUIN
    « Personne que moi n’est cause de mon échec. J’ai été mon propre ennemi, l’artisan de mes malheurs. J’ai voulu trop embrasser. »
    N APOLÉON
    2 heures du matin.
    Beker a repris le chemin de Malmaison, porteur des instructions de Davout.
    —  Vous devez instruire Sa Majesté des périls mortels qu’elle court à Malmaison. Vous devez la persuader de précipiter son départ. Il faut qu’Elle ait quitté Paris demain. Sinon, nous courons au drame.
    Beker arrive au château comme un voleur de nuit, traverse le silence du parc scandé par le cri des sentinelles. Il regagne sa chambre, épuisé. Il va attendre le réveil de l’Empereur. Un bruit de voiture lui fait dresser l’oreille.
    4 heures du matin.
    L’amiral Decrès, ministre de la Marine, frappe à la porte de Las Cases, son ami :
    —  Tu dors ?
    —  Non. Comment