La Papesse Jeanne
traverser.
— Non, Mère,
promit-elle solennellement. Je ne me donnerai jamais.
Au mois d’Ostarmanoth,
tandis que les tièdes brises prin- tanières commençaient à caresser la terre,
permettant au bétail de regagner les pâturages, la monotonie des semaines fut
soudain rompue par l’arrivée d’un étranger. C’était un jeudi — « jour de
Thor », comme Gudrun persistait à l’appeler dès que le chanoine n’était
pas à portée de voix –, et le grondement du tonnerre se faisait entendre
dans le lointain. Jeanne et Gudrun besognaient de concert dans le champ
familial. La fillette avait pour tâche d’arracher les orties et de détruire les
taupinières. Sa mère la suivait, traçant de nouveaux sillons et écrasant les
dernières mottes de terre à l’aide d’une grosse planche de chêne. Tout en
travaillant, elle chantait l’épopée des Anciens. Chaque fois que sa fille lui
faisait écho en saxon, elle riait de plaisir. Jeanne venant tout juste d’en
finir avec un sillon, elle leva les yeux et aperçut son frère, qui courait vers
elles à longues foulées. Elle avertit sa mère d’un coup de coude. Dès que
Gudrun eut aperçu son fils, le dernier mot saxon mourut sur ses lèvres.
— Vite !
lança Jean, hors d’haleine, en saisissant sa mère par le bras. Père vous attend
à la maison. Pressons !
— Doucement,
Jean, fit Gudrun. Tu me fais mal. Que se passe-t-il ?
— Je l’ignore,
répondit Jean, sans lui lâcher le bras. Il m’a seulement parlé d’un visiteur,
mais je n’en sais pas plus. Hâtez-vous : il a dit qu’il me corrigerait si
je ne vous ramenais pas sur-le-champ !
Le chanoine
attendait les siens sur le seuil.
— Vous avez
mis le temps, grommela-t-il à leur arrivée.
Gudrun le
gratifia d’un regard froid, ce qui eut le don d’allumer une étincelle de
courroux dans les prunelles de son mari. Il bomba le torse et prit un air
important.
— Un
émissaire va venir, annonça-t-il. Mandé par l’évêque de Dorstadt. Il faut lui
offrir un repas digne de son rang. Je m’en vais l’accueillir à la cathédrale,
et je le ramènerai ici. Fais vite, femme ! Il sera bientôt dans nos murs.
Sur ce, il s’en
fut en claquant la porte. Gudrun resta de marbre.
— Prépare
donc le potage, ordonna-t-elle à Jeanne. Je vais chercher des œufs.
Jeanne versa de l’eau
dans le grand chaudron de fer dont sa mère se servait pour cuisiner, puis le
suspendit au-dessus des flammes du foyer. D’un sac de laine, presque vide au
terme d’un long hiver, elle retira quelques poignées d’orge séché et les jeta
dans la marmite. Elle remarqua, non sans surprise, que ses mains tremblaient.
Depuis combien de temps n’avait-elle plus ressenti un tel émoi ?
Un émissaire de l’évêque
de Dorstadt ! Se pouvait-il que sa venue la concernât ? Asclepios
avait-il enfin trouvé un moyen de lui faire reprendre ses études ?
Elle coupa une
tranche de lard et le jeta dans le bouillon. Non, c’était impossible. Il y
avait près d’un an que son maître était reparti. S’il avait trouvé une
solution, elle en aurait entendu parler depuis longtemps. Il était dangereux d’espérer.
L’espoir avait déjà failli la détruire. Elle ne tomberait pas dans ses filets
une seconde fois.
Cependant, elle
ne put faire taire entièrement son excitation lorsque la porte se rouvrit une
heure plus tard. Son père entra, suivi d’un homme aux cheveux noirs. Le nouveau
venu ne correspondait nullement à son attente. Il avait les traits épais et
sans intelligence d’un colonus, et le port d’un soudard plus que celui d’un
érudit. Sa tunique écarlate, à l’emblème de l’évêché, était froissée et
crasseuse.
— Nous
ferez-vous l’honneur de souper parmi nous ? demanda le chanoine, en
indiquant la marmite qui chauffait dans l’âtre.
— Merci,
mais c’est impossible.
L’homme s’exprimait
en langue vulgaire, et non en latin, ce qui causa une seconde surprise à
Jeanne.
— J’ai
laissé le reste de l’escorte dans une cella [5] près de Mayence. Le chemin forestier était trop étroit pour dix hommes à
cheval, j’ai donc fini le trajet seul. Je dois rejoindre mes compagnons dès ce
soir, car au petit matin nous reprendrons la route de Dorstadt.
Il retira un
rouleau de parchemin de sa besace et le tendit à son hôte.
— De la part
de Son Éminence le seigneur évêque de Dorstadt, dit-il avec emphase.
Le chanoine
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