La parade des ombres
époux, dit-elle, fatiguée déjà, Emma l’a tué. Je te croyais son complice. C’est elle que je suis venue traquer à Venise.
— Pourquoi l’a-t-elle tué ? Parce que tu lui avais volé l’œil de jade ? insista-t-il, conscient qu’il usait la limite de ses forces.
Egoïstement pourtant, il ne pouvait plus se contenter de bribes.
— Je ne l’ai pas volé à Emma. Il en existe deux. Celui-ci ne m’a jamais quittée. Elle est venue le reprendre chez moi.
Une larme perla à sa paupière close. Abattue par la maladie, Mary ne pouvait plus contrer ce qu’elle avait si longtemps nié.
— Je suis fatiguée, marquis. Si fatiguée, murmura-t-elle d’une voix brisée. Plus tard. Plus tard, répéta-t-elle en se laissant glisser vers le sommeil.
Baletti n’insista pas. Il revoyait sans peine cette scène avec Emma de Mortefontaine. Dans cette même pièce. Il s’entendait lui demander de lui rapporter le second œil, à n’importe quel prix. Le prix en avait été la mort. Et c’était lui qui, innocemment, l’avait fixé. Un goût de bile lui remonta en bouche et il sortit de la pièce en titubant, pour aller vomir le dégoût qu’il s’inspirait à lui-même.
Il ne revint que plusieurs heures plus tard. Il avait gagné sa chambre, s’était baigné, rasé et habillé de propre. Il voulait affronter Mary dignement, pas comme un mendiant. Il ne voulait pas de sa pitié. Il n’était pas homme à se défiler devant ses responsabilités. Il ne lui cacherait rien. Elle ferait ce qu’elle devrait pour renaître véritablement de ce chaos qu’il avait généré. Il réclama un plateau et annonça à ses gens que Mary était sauve, mais que la quarantaine persisterait une semaine supplémentaire.
Puis il franchit le seuil de la pièce, enveloppé par le parfum épicé du bouillon de viande qu’il apportait.
Mary ne détourna pas les yeux du crâne de cristal. Elle s’était éveillée avec le sentiment qu’on la fixait. Au lieu de Baletti, ce furent ces orbites scintillantes qui la saluaient. Elle s’était redressée, enroulée dans sa couverture, surprise, puis fascinée.
Baletti déposa son plateau sur une table et approcha celle-ci de Mary.
— J’ai pensé que vous auriez faim, dit-il, reprenant la distance qu’il avait toujours entretenue au-delà de leur intimité.
— Qu’est-ce que c’est, marquis ? demanda Mary, toujours absorbée dans la contemplation du crâne.
— Ne le savez-vous pas ?
Elle détacha enfin ses yeux de l’objet pour se tourner vers lui.
— Nous sommes dans la pièce interdite, et c’est ce que vous avez appelé le crâne de cristal dans une de vos lettres à maître Dumas. Je n’en sais pas davantage, avoua-t-elle. Je ne veux plus tricher. Je crois que je vous aime.
— Je voudrais que ce fût vrai, mais ce serait un leurre, Mary. C’est Niklaus que vous aimez.
— Niklaus est mort. Tout comme Ann…
— Qui est Ann ?
Mary eut un pâle sourire, acceptant le bol que Baletti lui tendait. Il s’installa à ses côtés sur le sofa.
— Ma fille. Ma toute petite fille. Emma l’a supprimée après me l’avoir enlevée.
Baletti soupira. Mary Read avait une raison supplémentaire de le condamner. Il les voulait toutes. Pour pouvoir se haïr autant qu’elle l’avait fait.
— Racontez-moi, Mary. Racontez-moi tout. Je dois savoir. Ensuite… dit-il en posant entre eux le poignard de Niklaus qu’il avait aussi trouvé. Ensuite, vous ferez ce que vous devrez. J’ai laissé des consignes à mon majordome. Lorsque je ne serai plus, tout vous appartiendra. Tout. Même lui et ses secrets, ajouta-t-il en désignant le crâne.
Mary hocha la tête, touchée par son geste. Si elle avait été Emma, peut-être, songea-t-elle, mais elle n’était pas Emma. Elle ne le serait jamais. Forbin, autrefois, ne s’y était pas trompé. Elle prit le temps d’avaler son bouillon pour reprendre des forces et apaiser sa gorge trop sèche, puis laissa le flot de ses souvenirs bouleverser Baletti. De son enfance à Londres à ce moment où ils venaient enfin de cesser de jouer.
— Voilà, marquis, acheva-t-elle en se tournant vers lui pour glisser sa main dans la sienne. Voilà mon histoire. Je ne vous ai rien caché. Niklaus est mort et moi, je suis vivante. Grâce à vous. Je ne veux pas vous perdre. Même si vous avez raison, la confiance est longue à se gagner. L’amour aussi. Votre franchise m’y aidera.
— Ma franchise me condamne, Mary.
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